De Chandigarh à Bombay

Je me suis laissée tentée par le premier par son titre français, Loin de Chandigarh, cette ville des années cinquante – improbable et surréaliste – plantée comme un fleuron de l’hégémonisme occidental, quoique à la demande de Nehru et sans doute, pour la jouissance narcissique de son concepteur, Le Corbusier, peu après la Partition du Penjab qui y perdit sa capitale, Lahore, devenue pakistanaise. Le titre anglais, L’alchimie du désir, collait certainement mieux à ce roman parfaitement résumé entre sa phrase d’ouverture : L’amour n’est pas le ciment le plus fort entre deux êtres, c’est le sexe. – et celle de sa conclusion : le sexe n’es pas le ciment le plus fort entre deux êtres, c’est l’amour…, les deux en passe de devenir des phrases cultes pour le lecteur occidental !

Le second, Le Seigneur de Bombay, m’a simplement attirée non seulement parce que j’aime les polars qui, lorsqu’ils sont portés au sommet de l’art, se convertissent parfois en petits bijoux de critique sociale, mais aussi parce que j’ai vécu quelques années en Inde. J’ai donc perdu cette vision intellectuellement construite qui fait que souvent la connaissance colportée que nous avons de ce pays, se résume à sa supposée spiritualité et à son extrême pauvreté qui, pour quelques chantres religieux chrétiens, est une opportunité de rencontrer Dieu. Le résumé du bouquin et quelques pages feuilletées en furent d’autant plus séduisants.

Que l’on aime ou que l’on n’aime pas l’un ou l’autre de ces romans, importe peu. Chacun a une qualité littéraire intrinsèque indéniable et la littérature, toute comme la vie et le vin, a ou non ses grands crus, ses goûts et ses couleurs. Certains trouvent la sensualité et l’érotisme qui baignent Loin de Chandigarh, absolument captivants, fascinants et autres superlatifs qui à la dernière page lue, les trouvent encore assoiffés. D’autres – comme moi – et certes plus rares, se lassent de la redondance narcissique et sexuelle de ce love story kitch entre deux intellectuels désargentés qu’une américaine, Catherine, personnage surgi du XIX° siècle, finira par désunir. Certains sont rebutés d’avance par les quelques mille pages du Seigneur de Bombay ou voient dans le foisonnement de ses personnages, un empêchement de lire en rond et abandonnent rapidement ce labyrinthe dynamique et vivant qui colle pourtant parfaitement à la quintessence du peuple indien. D’autres, au contraire, se laissent séduire et conduire par la démesure ordinaire et violente des protagonistes, qu’ils soient de premier plan, comme le flic de quartier Sartaj Singh et le malfrat de petite pointure, Ganesh Gaitonde, devenu roi de la pègre ou d’importance secondaire, comme Aadil, le révolutionnaire amer et la pléthore de petits rôles entre les gens de la middle class, les putes, les pickopcket, les fonctionnaires véreux ou encore, les gourous-businessman.

Ce qui, par contre, est intéressant est que leurs auteurs, tous deux de milieux aisés, plantent leurs racines familiales en Inde du Nord, fort différente dans son approche d’à peu près tout de l’Inde du Sud, moins occidentalisée. Chacun à sa façon dresse un portrait critique de son pays et en stigmatise la phagocytante corruption. Tejpal en dénonce avec alacrité les dessus et les dessous, en touches pointillistes qui se superposent au nombrilisme obsessif, quasi pathologique, du narrateur. Chandra la met en scène avec gouaille d’une façon plus crue, plus dure, plus palpable et à mon sens, plus en empathie avec la réalité. A lui donner presque un caractère distancié, empreint d’une certaine froideur clinique malgré son ironie, qui n’est pas sans rappeler le mouvement rationaliste indien, Tejpal amoindrit sa critique tant ce qu’il met en exergue est somme toute d’une façon plus ou moins chronique, commun à bien des pays et des systèmes, qu’ils soient ou non du tiers monde. Chandra, lui, est plus incisif en ce qu’il bouscule sans ménagements nos poncifs culturels et nous fait basculer dans une Inde violente, plus émotionnelle, qui nous dérange et nous choque. Nous voilà plongés dans l’ère de l’obscurité, le Kali-Yuga où le salut, annonciateur de l’âge d’or, ne pourra survenir, sinon à la suite d’une destruction totale de tous et de tout, thème si cher aux prédicateurs du 2012…

C’est une immersion dans l’Inde contemporaine, dans son chaos organisé, sa violence sans morale, ses traditions et ses coutumes, parfois iniques ou moyenâgeuses, qui impriment leur rythme à la vie quotidienne de tout un chacun, ses gourous, ses guerres de religions larvées et terribles entre hindouistes et musulmans, ses francs affrontements intercastes, la corruption qui, du plus riche au plus pauvre, gangrène la société et la fièvre de la consommation qui insinue déjà ses miasmes dorés au plus profond de tous les désirs… Bref une fresque acerbe qui donne froid dans le dos à tous ceux qui voient l’Inde comme le creuset de toutes les sagesses, et découvrent horrifiés – tout comme les a souvent choqués l’image du flic torturant le jeune gagnant dans Slumdog, qui n’a pourtant rien d’un artifice de scénario – qu’au pays de l’éternel nirvana, dont Bombay, gigantesque cour des miracles, n’est que l’hologramme, l’humain, le banalement humain, à la fois sublime et pathétique, règne en seigneur et maître.

 

Mélanie Talcott

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1 Comments

  1. Je prends note de ces titres. J’avais déjà beaucoup entendu parler de Vikram Chandra : effectivement, le volume du Seigneur de Bombay peut rebuter le lecteur, mais chez moi, la perspective de mille pages à lire a l’effet inverse. Si l’histoire est complexe et fouillée, et me tient en haleine sur mille pages, ce n’en est que mieux. Très bonne chronique !

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