Cocher oui, cocher non…

Dans mon village, il y a un vieil homme, tout déglingué par un accident de voiture. Tout le monde a oublié son prénom ou ne l’a jamais su. On l’appelle Jojo. Ici, donner dans la vocale doublée doit être une coutume, car il y a aussi deux autres Anciens qui répondent aux appellations de Popo et Nono, un catalan et un italien. Des trois, Jojo est le moins beau, le plus petit et le plus gros. Dés que la chaleur redevient tendre avec les premières feuilles vertes printanières, ils se retrouvent sur la place, en face de l’église, pour d’interminables parties de pétanque en tête à tête ou en triplette. Jojo est connu pour être un excellent pointeur. Tous les jours, avec ou sans béquilles, des cannes anglaises comme on dit, il descend jusqu’au café bien avant l’heure d’ouverture griller une clope, lire La Dépêche du Midi assis sur les marches. C’est là que Jojo se donne à connaitre avec parcimonie et d’abord dans l’observation. Son regard noisette pétillant, presque candide ; sa peau diaphane, tellement fine qu’elle semble sur le point de se déchirer, surtout sur l’arête aiguë du nez à qui un mauvais coup a sculpté une courbure bizarre. Ses grosses paluches qui avouent le dur labeur manuel, la pogne et la poigne. Son accent roulant, qu’on ne comprend qu’avec de l’entraînement. Sa gentillesse avec les mômes, du berceau aux grands gars du club local de football… Bref, Jojo… c’est l’Aïeul à tout le monde, le grand-père que l’on s’invente et la mascotte du village.

Photo d'André Kertesz
Photo d’André Kertesz

Mais aux yeux du système, c’est un improductif. Un vaurien qui ne vaut rien. Un vieux qui coûte cher a la société, avec sa pension de handicapé et les aides de l’État. Quand je l’aide à remplir ses papiers et sa feuille d’impôts non avenus – et j’oublie sûrement bien des formulaires – parce que même si tu n’es rien, il faut quand même que tu apparaisses quelque part et que tu participes avec tes maigres deniers au remboursement de la dette contractée avec ton fric par une pléthore d’incapables de tous poils, la majorité des cases cochées va dans le Non. Êtes-vous marié ? Non. L’amour de sa vie, il s’est tué dans l’accident et c’était lui qui conduisait. Pas d’enfants non plus. Diplômes ? Aucun. Jojo a appris à lire et à écrire très tard, tout seul. Ses parents étaient trop pauvres. Il y avait la terre à cultiver. L’école, c’était bon pour les riches… Mais il regrette, alors il s’applique toujours avec ses yeux qui voient de moins en moins bien. Le don des langues, il ne l’a pas non plus. Cocher Non. L’expérience professionnelle ? Là, ça se corse. Il a fait de tout, même la Légion. Et les années se bousculent. Il n’y a même pas assez de cases. Des métiers qui n’existent même plus. Comme celui de rémouleur. Fini le temps des Opinel qui vous durait toute la vie ! Ramasseur de fruits. Électricien. Maçon. Peintre. Manutentionnaire. Vendeur ambulant. Représentant au porte à porte.  Il a les mains de tous les savoirs. Il suffit de lui demander. Mais trop, c’est trop. Il ne rentre dans aucune case, Jojo. Ou en douce. Dans celles de l’instabilité et du non fiable. Ce n’est pas un spécialiste. Ni un compétitif. Certes, il a été un productif, dans son temps. Mais c’était il y a longtemps et aujourd’hui, ça ne compte plus. Pourtant, Jojo ne se résume pas à un simple système de cases. Un coup cocher oui, un coup cocher non. Sûr qu’il n’est pas le seul à avoir le même problème de définition normative. ! Un vrai vertige quand il faut mettre sa vie en case. La rendre officielle, conforme aux normes du paradigme en place. Rayer son côté officieux, son côté désordre et brouillon entre coups de cœur et coups de ras le bol.

Mais pourquoi diable, laissons-nous donc un système dire qui nous sommes, même par cases interposées, alors que ceux qui nous gouvernent, au sens propre et figuré, ne sont même pas fichus d’écouter qui l’on est ?! Ce n’est pas parce que l’on n’a pas de diplômes que l’on est rien et ce n’est pas parce que l’on est admis à Sciences Po, que l’on est plus intelligent. Ce n’est pas parce que l’on n’est pas imposé sur la fortune, que l’on ne vaut pas un clou. Et ce n’est pas parce que l’on est bourré aux as, que l’on a du talent et de la classe. Ce n’est pas parce que l’on n’a pas le permis de conduire ou que l’on ne parle pas anglais, que l’on est un imbécile. Ce n’est pas parce que l’on n’a pas fait Les Anges nabilesques de la Télé Réalité ou que l’on n’est pas passé chez Ruquier et qu’en plus on n’a rien à carrer des quiz people, que l’on est personne. Mais ce n’est pas non plus parce que l’on est connu, que l’on est quelqu’un. 

Alors qu’est-ce donc qui nous fait prêter vie et les flancs à ce système qui nous lamine ? Comment  nous a-t-il eu et comment nous tient-il encore et de plus en plus ? Qu’est-ce qui nous fait accepter, entre fatalisme et légèreté, cette étrange équation du consommateur-consommé ? Et pourquoi le capitalisme est-il avant tout un système psychologique misant sur nos carences affectives, et accessoirement un système économique?

Si je devais expliquer ce désastre à ma petite-fille, et pour faire simple, je lui dirais qu’il y a une raison et un moyen. Une cause et de nombreux effets. Pour exister, n’importe quel système a besoin d’ouailles et s’il veut être viable dans le long terme, il faut qu’elles soient dociles. Autrefois, à peine hier, on avait des convictions et des traditions. Difficile de faire prendre des vessies pour des lanternes au bon sens terrien de nos grands-parents et autres Jojo. Ils en avaient bavé pour acquérir ce qu’ils possédaient, même si c’était trois fois rien. Ils avaient lutté, fiers à bras et forts en gueule, pour que le système prenne conscience qu’ils n’étaient pas que de la chair à fric et des bons à tout. On ne leur bourrait  facilement pas le mou, comme ils disaient. Il n’y avait pas de principe de précaution et le formatage des esprits et des cœurs n’avait pas encore encapoté la majorité des gens. Ils savaient faire la grève, s’il le fallait la générale, et descendre massivement dans la rue et y montrer les poings. Et surtout ils étaient capables de partage, de solidarité et d’échange. Bien sûr, tous n’étaient pas des anges et tout ne baignait pas dans l’huile. Mais les gens n’éprouvaient ni honte ni peur comme aujourd’hui, à l’énonce de ces trois mots – partage, solidarité  et échange – qui font trembler le système sur ses fondations, parce que mis en pratique, ils le mettraient sérieusement en péril. Si on laisse faire, un jour ils seront excommuniés du vocabulaire. Interdits par loi…

Nous, les gens d’aujourd’hui, on n’a pas lutté pour grand-chose. Tout était déjà dans le berceau. Certains ont eu mai 68. L’imagination au pouvoir. D’autres les années 80. La gauche au pouvoir. Et puis, plus rien. C’est bien connu, quand tu n’as rien à défendre, un enthousiasme pour nourrir ta foi, ne serait-ce qu’en toi, tout perd vite son sens, y compris spirituel. Et quand rien n’a plus de sens ni de goût, il y a forcément un vide, voire un abîme, à combler et c’est là où le capitalisme est un trait de génie absolu. N’avoir envie de rien parce que tout parait absurde, c’est très mauvais pour le business. Si personne n’achète plus, il va y avoir trop de production. Qu’est-ce que l’on va faire de toute cette technique qui n’arrête pas d’avancer, si personne ne s’en sert ?! Si tout le monde recule et s’en fout. Encore plus aujourd’hui où nous sommes malheureusement au service du progrès et non l’inverse. Qu’est-ce que l’on va faire de cette abondance de produits qui vont submerger un marché devenu stagnant ? La donner aux pays pauvres ? Jamais. Cela ferait désordre dans le Landernau de la croissance exponentielle à laquelle est soumise l’économie mondiale, cette croissance impérative de 8% annuelle, qui impose ses diktats aux multinationales, aux entreprises, et ce quel que soit leur domaine, et en dernier recours, à l’économie domestique. 

Mon grand-père, natif de l’Hérault et fils de vigneron, me disait toujours avec son accent ensoleillé : « petite, on ne peut prendre à un homme ce qu’il est … » J’ai mis longtemps à comprendre ce qu’il voulait dire, tant cela me paraissait sans queue ni tête. Une parole de vieux. Les sages ne sont jamais là où on les attend ! Il avait raison, la vie me l’a appris. On ne peut prendre à un homme ce qu’il est… Ce bon sens et cet instinct du cœur.  A ceux qui le possèdent, on ne leur fera jamais avaler des couleuvres et n’importe quel système aura du pain sur la planche avec eux. Mais hélas ! Ils sont de plus en plus rares. Avec les autres, la majorité, ça marchera toujours comme sur des roulettes. Elle gobe tout. Et plus elle en a, plus elle en veut. Plus elle en a, plus elle en redemande. A cause de cela, la solidarité restera un vain mot. Elle sera toujours out. Et pour cela, on continuera à se faire mettre par les gens que l’on autorise à penser à sa place.

Du temps de mon grand-père, on descendait certainement plus farouchement dans la rue. Peut-être parce que le bas de laine, quand il y en avait un, il était sous le matelas. Difficile de faire la grève ou de lever le nez de rébellion quand on a des traites mensuelles à payer. Pourtant, personne ne nous a obligés à aller cocher les cases correctes chez le banquier pour obtenir un crédit. L’insinuation est beaucoup plus subtile. Tous sexes confondus, sans qualification, t’es déjà pas grand-chose. Si t’es moche, gros ou basané, tu existes à peine. Une ombre…. Sans fric, alors là … t’es mort. Alors, regarde tout ce que tu pourrais faire si tu en avais. La revanche ! Trois, cinq, dix mille euros avec lequel tu peux te payer tout ce qui te kiffe, comme on dit de nos jours, la voiture qui te fait prendre la vitesse radarisée pour un orgasme possible, le dernier frigo qui te fait croire que c’est un vaisseau spatial et que tu peux être un astronaute ou un voyage de rêve au bout de tes fantasmes. Surtout sexuels.

Le capitalisme l’a fort bien compris. Puisqu’il n’y a plus de bon sens individuel, il créé donc des faux-sens collectifs tout azimut. Là où il n’y a rien, il fait pousser des myriades de mirages d’autant que le besoin formaté à coup de matraquage publicitaire précède toujours la demande. La liste des faux sens du capitalisme est aussi longue que la création fallacieuse de ces besoins, jaillis au gré nos multiples désirs. Les exemples pullulent. Ainsi, les téléphones ont cessé d’être des téléphones. On ne se coince plus les doigts dans les cadrans  à chiffre. On n’a plus cette sensation de parcourir des mondes, l’oreille collée sur l’écouteur grésillant. Aujourd’hui, qu’ils soient de poche ou jetables, ils se déplient et se replient plus plats qu’un paquet de clopes, sont branchés sur le net, munis de GPS et de tas de bidules et d’options dont on ne servira jamais.  De toute façon, on ne parle plus : on s’écoute en boucle, en monologue. 

Mais à perdre le sens, la fatigue de soi nous étreint. Tout devient menace, sujet à paranoïa ou conspiration, à prise de conscience héroïque et à coaching psychologique à trois balles. La tête dans le sable, advienne que pourra, après moi le déluge… On a le choix de la Zen attitude. Pas besoin de se tordre les méninges pour faire ses preuves… Y’a qu’à se poser le cul  dans un fauteuil et ouvrir la télévision pour mieux faire chorus de silence avec la gouvernance de droite ou de gauche, on s’en fout, cela n’a guère d’importance, celle des états et celles des instances internationales qui n’en finissent plus de réagir ! L’histoire se répète, change d’acteurs, le silence, lui, ne change jamais de complices, les puissants et le peuple.

Non décidément, plus rien ne ressemble à rien. Un sentiment d’impuissance nous corrode l’âme, d’autant plus que les médias nous donnent l’impression que tous les événements du monde se résument à cette crise, prétexte et justificatif à tous les coups fourrés. L’indifférence nous a rendus interchangeables, blasés. Faciles à consommer, faciles à digérer. Seule une voracité quotidienne peut satisfaire nos manques et quand nous inventons le futur, c’est annexé sur l’échéancier d’un crédit immobilier ou de consommation ou encore sur celui de notre caveau au cimetière. La consommation est notre antidépresseur favori : efficace, conviviale, ludique, nettement mieux que le Prozac et moins iatrogénique. Le capitalisme, quant à lui, c’est le psychanalyste de nos dérives qu’il contrôle et nourrit, contre paiement bien sûr. Ensemble, ils nous concoctent un beau cocktail d’euthanasie de l’Humain. Nos drames quotidiens, le jules qui nous lâche, la copine qui se tire, le chef qui nous gonfle, le stress qui nous prend la tête, les kilos qui nous collent aux courbes, la bagnole qui est trop vieille, l’ordi qui n’est plus performant, les enfants qui n’en sont plus… sont autant d’opportunités que le capitalisme saisit pour nourrir nos envies et nos fantasmes. Susciter la névrose d’achat, la consommation compulsive pour combler le manque affectif. Il fait du transfert de sens et nous le laissons nous faire des lignes de crédit de belle au bois dormant. On sniffe d’enfer, très contents d’avoir encore les miettes à 2% aléatoire du démocratique livret A ! Je connais une fille qui a autant de paire de chaussures qu’une classe de gamins compte d’élèves. Elle les connait toutes. Toutes ont une histoire. Celles-ci quand sa mère est morte, celles-là quand elle a perdu son emploi, ces autres quand elle a retrouvé un mec ou celles-là encore quand elle a maigri de cinq kilos. Ces pompes, c’est tous les baisers qu’elle n’a pas eu et les câlins qu’elle a laissé filer. Ceux qu’elle n’ose pas ou qu’elle se refuse. Il y en a d’autres qui se jetteront sur les dernières inventions tecno ou sur n’importe quoi, histoire de se sentir moins seuls. Autant d’achats inutiles qui font avancer la croissance et nous font doucement oublier qui on est. Surtout ne pas penser. C’est plus facile de s’enfouir dans le sofa de faux cuir Ikea, d’écraser l’accélérateur de son 4 x4 ou de se visser les oreilles sur son Iphone que de tendre la main à celui qui en a besoin ou simplement, d’être attentionné avec ceux qu’on aime. Et de se dire que somme toute, le seul monde qui compte et sur lequel on peut réellement quelque chose est celui qui s’arrête juste à la pointe de nos souliers.

Bref le capitalisme, c’est le palliatif du manque d’affectif pour le tout venant et l’éclate assurée pour le nanti. Et son outil, le crédit, est la Suisse du pauvre et le Dubai Waterfront du riche. Un gouffre pour le fauché, un fond de tirelire pour le fortuné, un passe-plat pour tout le monde et la marmite qui fait bouillir la dette mondiale, collective et individuelle, celle-là bien partie pour être perpétuelle…

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© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 5 janvier 2014
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2 Comments

  1. je teins a vous félicité pour cette écriture réaliste , qui dévoile tant de choses qui rende la vie si insignifiante et plus inaccessible qu’elle n’a jamais étais , au point ou nous en arrivons a être jaloux des mort.

    1. Merci du compliment… Mais je ne saurai affirmer que la réalité de notre monde actuel, lorsque nous ne sommes
      assujettis essentiellement qu’à des difficultés qui ne mettent pas notre vie en danger (guerres, famine, exodes, liberté d’expression contre emprisonnement ou peine de mort, etc., la liste est longue dans certains pays) nous rende jaloux des morts, si ce n’est par exaspération d’une nostalgie où le passé semble toujours mieux que le présent.

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