La Mélodie de la Connaissance (I)

Notre science est un résumé froid et limité
Qui coupe en formule le tout vivant.
Elle a un cerveau et une tête, mais pas d’âme:
Elle voit toutes choses dans un relief taillé de l’extérieur.
Mais comment peut-on connaître le monde sans ses profondeurs?
Le visible a ses racines dans le non-vu
Et chaque invisible cache sa signification
Dans un invisible et un non-dévoilé encore plus profond.

Sri Aurobindo — Poèmes

 

Au commencement était le Verbe, le Logos, le son, le Souffle… La plupart des traditions marque ainsi le début du Temps, où le Son, profane ou sacré, se déploie dans un espace, créateur ou destructeur. Les Anciens, Chinois, Juifs, Grecs, Arabes, Perses, etc., en connaissaient l’importance et les secrets et appelaient la technique spirituelle qui y était liée, pneumosophie. Mais pour nos esprits cartésiens, le son, le Souffle aussi primordial soit-il, n’est rien de plus qu’une onde, un ébranlement cyclique de la matière qui n’existe pas dans le vide. Sa transmission qui fait vibrer tout ce qu’elle heurte, ne devient audible que lorsqu’elle se situe dans un registre perceptible par l’oreille humaine ou animale. La science lui ayant fait perdre de par son explication rationaliste tout mystère, ce Souffle n’a plus d’autre vocation aujourd’hui que d’être au pire entendu, au mieux écouté, comme une cascade de sons, plus ou moins harmoniques et harmonieux. Nous vivons ainsi immergés dans des musiques, bonnes ou insipides, douces ou violentes, et souvent franchement mauvaises et cacophoniques. Pourtant, ce bruitage musical qui enveloppe d’un voile sonore nos journées laborieuses, déverse à notre insu dans nos esprits, nos cœurs et nos organismes son influence bénéfique ou néfaste.

La science ayant conditionné notre esprit à un modèle mathématique du monde où seul ce qui peut être vu ou touché, a droit d’existence et de reconnaissance, nous avons rarement conscience que notre globalité psychobiologique est un immense résonateur-émetteur de ce monde cosmique dont nous formons partie. Comme n’importe quel autre élément qui le constitue de l’infiniment petit à l’infiniment grand, nous y participons, le construisons et le détruisons à chaque instant, d’autant plus que la vie dépend des signaux que les molécules échangent.

Les mots « signal moléculaire » sont très fréquemment utilisés en biologie. Mais lorsque l’on demande aux biologistes les plus éminents quelle est la nature physique de ce « signal », ils restent les yeux ronds, ne comprenant même pas la question. C’est qu’ils se sont mitonnés une physique à eux, strictement Descartienne – aux antipodes de la physique moderne – selon laquelle le simple con- tact (les lois du choc de Descartes, rapidement démenties par Huygens) entre deux structures coalescentes crée de l’énergie et permet un échange d’information. Je l’ai longtemps cru, récité, sans me rendre compte de l’absurdité de la chose, comme pendant des centaines de milliers d’années les hommes ont cru que le Soleil tournait autour de la Terre. – Jacques Benveniste

Ces échanges vibratoires subtils modèlent notre univers, ce que nous en savons et ce que nous en ignorons, en un mouvement continu qui va du Ciel à la Terre et de la Terre au Ciel, ainsi que le dit la tradition chinoise. Notre appropriation de la matière, l’agression constante à laquelle nous la soumettons pour mieux soi-disant la comprendre, déconstruisant le vivant jusqu’à l’absurde, n’a rien à voir avec ce façonnage permanent et silencieux, que nous sommes à peine capables de soupçonner… Pour pouvoir y pénétrer, il faut nous défaire de notre hégémonisme et accepter d’être à la fois sujet et participant de cette symphonie cosmique, dont la partition de musique s’écrit sur les résonances inaudibles des ondes électromagnétiques, suivant des fréquences qui déterminent justement les formes de la vie.

Depuis les années 70 jusqu’à ces dernières années, nombreux sont les chercheurs et les esprits curieux qui ont voulu savoir à quels rythmes musicaux répondaient la vie des plantes ou celle des protéines, oubliant allégrement une fois de plus ce qu’affirmait déjà la tradition, notamment orientale, que le plus incroyable champ d’expérience du Vivant, est ce que nous sommes. Observateur et acteur de nos propres réactions, nous traduisons à l’échelle du manifesté ce que nous essayons sans cesse de déchiffrer et de mal comprendre, voire de faussement interpréter, à l’invisible.

L’origine de la vie, c’est le rythme
Selon la tradition yéménite, « le Verbe était enchanté dès les origines » et si pour le christianisme, c’est le Verbe qui est créateur, dans le judaïsme, cette vocation est le propre de la mélodie sur laquelle se déclinent les 22 lettres de l’alphabet. Pour les Chinois, la substance de la musique réside dans le son. Mise en mouvement des souffles, elle exprime, dans son essence, l’harmonie de l’homme entre le Ciel et la Terre. A conseiller de « jouir de la musique, car c’est la formation de l’harmonie intérieure« , Confucius ne faisait sans doute que résumer pour ses contemporains l’enseignement des médecins traditionnels et des sages chinois qui associent à chacun de nos organes, plein ou creux, un son qui lui est propre. Chacun de ses six sons « organiques » (Chui, Hu, Xi, Ke, Xu, Xia) s’exprime sur un rythme et une fréquence spécifiques, en correspondance avec les lois qui régissent les cinq éléments emblématiques de la cosmogonie chinoise. A ces sons, manifestés comme l’expiration d’un souffle, ils ajoutèrent 12 Liu, ou demi-tons, en résonance avec les méridiens, c’est-à-dire avec la circulation de l’énergie vitale ou Qi qui les parcourt, suivant un rythme biologique précis. Afin d’utiliser l’Art du Son comme Art de Guérir et suivant les directives de l’Empereur Jaune, Houang Di, des instruments de musiques lui furent également associés. Chacun devait être en intime correspondance avec la personnalité et le déséquilibre énergétique du patient et, donc être capables de syntoniser le microcosme – cinq organes, cinq tempéraments, cinq activités – avec le macrocosme – cinq Orients, cinq saisons, cinq mouvements. Par la suite, vinrent s’ajouter en correspondance avec les Huit Trigrammes (Pa Kua), d’autres instruments, car si « les cinq mouvements se matérialisent sur terre, les huit Pa Kua potentialisent l’énergie céleste. »

Sans rythme… pas de vie. Sans le rythme du cœur, pas de mise en mouvement… Toutes les traditions s’accordent : c’est par le geste juste que l’on s’inscrit dans ce rythme. La légende de Jéricho, la cité anéantie par un cri, est là pour nous le rappeler. Guidé par Josué, le peuple d’Israël découvre une ville scellée dans ses murailles et gardée par la prostituée Rahab. Six jours durant, tenaillées par la peur et la méfiance, ces cohortes égarées en feront le tour et seul le son des trompettes rituelles viendra déchirer le silence. Le septième jour, elles en feront sept fois le tour et sept fois, résonneront les cornes de bélier. Enfin, grâce au fracas de leur cri jailli à l’unisson de leur poitrine, les murailles de Jéricho s’effondreront. Histoire biblique à multiples symboliques, souvent violentes, bien loin de la tradition soufie où le son du Ney, la flûte oblique en roseau, « rouvre en l’homme une cicatrice, celle d’un autrefois où il appartenait à un lien d’union viscérale avec les plantes, les pierres, les eaux, les étoiles. Le souvenir de cette Union s’évanouit à la naissance. Mais quand, dans le silence, il entend s’élever les premières notes du Ney, une nostalgie monte en lui, il se souvient de cette patrie perdue.« 1

dervicheC’est au son du Ney que tourbillonnent les derviches, accompagnés également par le luth et le rebab (violon à trois cordes). Et « leur danse aérienne, presque en apesanteur, défie les lois de l’équilibre et symbolise la ronde des planètes autour du soleil. Tout en répétant les 99 noms d’Allah, elle commence par une marche lente et solennelle, les bras croisés sur la poitrine. Puis, au fil du tournoiement, les bras s’envolent, et la tête, coiffée d’un long fez beige, se penche sur le côté… Par la paume droite, les derviches tourneurs captent la grâce divine, par le poignet gauche, ils la répandent sur la terre.« 2 C’est la cérémonie du zikhr, le rappel au souvenir de Dieu, sans cesse glorifié par la scansion de ses noms, qui conduit au samaa, ou écoute, dont le but est de « laisser la voie divine se manifester en ses fidèles… »

En Inde, ce sont les Ragas qui tracent ce chemin, se concluant par l’union spirituelle avec le Tout créateur. Chaque Raga est porteur de la vibration d’un moment particulier de la journée, que murmurent à l’inaudible les fréquences qui bercent la Nature. Jouée à ce moment précis, le Raga a pour vocation harmonique d’éveiller la conscience endormie des hommes. Chaque note résonne suivant un ordre précis et a en quelque sorte, un poids. On la répétera, on la fera insistante et sonore ou bien, elle coulera, à peine effleurée, souffle imperceptible. Mais la perception de l’une modifiera la perception de l’autre, renforçant ou altérant l’harmonie, et non seulement celle du Raga lui-même, sinon également celles de l’interprète et de l’auditeur, suivant la ligne mélodique et rythmique du Raga.

Pour lire la suite… La Mélodie de la Connaissance, Joël Sternheimer (2)

Notes
1. – L’Audition mystique dans la tradition Soufi, Jean During chercheur au CNRS,
2. – Musiques du monde, Bayard édition, Eliane Azoulay.
La médecine de l’âme. Le chant de Sanaa dans la société yéménite, Jean lambert, Nanterre, Société d’ethnologie, 1997.

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott – mis à jour 07/02/2022 .
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