Théâtre d’Ombres, Michèle Jullian

Le vrai luxe et que personne, faute de raffinement, ne pense plus à s’offrir, c’est peut-être de prendre son temps, écrivait Paul Morand dans son ouvrage Bouddha Vivant.

Prendre son temps, ne pas le perdre. Le remplir de parfums, de couleurs, de paysages qui nous clouent l’orgueil de leur beauté, même si parfois d’une frontière à l’autre, d’une mégapole occidentale à une autre que l’on croit exotique parce qu’orientale, elle épouse les laideurs de notre modernité chaotique et consumériste.

Prendre son temps, ne pas le gaspiller. Le tisser de rencontres que l’on ne cherche pas, qui justement s’offrent spontanément à vous, irriguant de leurs histoires, entre rires et larmes, le cours souvent frileux de nos émotions, coincées entre notre désir de liberté et notre trop facile lâcheté à lui préférer le raisonnable.

Prendre son temps, l’user jusqu’à la trame. En déchirer les voiles, entrer dans ses coulisses et faire de ses théâtres d’ombre, la mise en scène de tous nos clairs obscurs jusqu’à se fondre dans ses lumières.

C’est le bel exercice que nous propose Michèle Jullian dans Théâtre d’Ombres, un récit qui nous emmène dans une Thaïlande où le passé historique fait sans cesse retour dans la banalité apparente du quotidien. Son amour pour ce pays coule dans son cœur à l’aune de ces femmes et ces hommes dont elle nous décrit – l’intrigue n’étant qu’un prétexte à son propre vagabondage – l’ordinaire. Ces petites choses de la vie qui donne à chacune de nos existences, sa saveur particulière. L’espoir y côtoie la désespérance ; le tragique, l’humour ; l’essentiel, le dérisoire. Le sourire cache les larmes et les sentiments exubérants, souvent contradictoires, des farangs (qui désigne étymologiquement le Français, dixit Michèle) rompent parfois les forteresses de ce légendaire stoïcisme asiatique, mélange d’extrême pudeur et de traditions, qui nous fascine autant qu’il nous interpelle.

Ce récit fort éloigné du témoignage « Veni,Vidi, Vici – voici mon histoire » et d’une écriture aussi labile que le sont les sensations de l’auteur, puise sa force vivifiante dans sa véracité. Les protagonistes ne sont pas les acteurs d’un scénario savamment construit par un auteur débordant d’imagination. Ils sont des êtres de chair et de sang et leurs émotions, pour qui a voyagé en s’oubliant, nous renvoient à l’universalité, sublime et pathétique, de l’humain. En tout cas, ils m’emmènent sur la trace de mes propres voyages. Ils sont Thaïs, mais ils sont aussi Mexicains, Guatémaltèques, Vietnamiens, Sri Lankais ou Indiens avec partout la même fascination du Blanc, peaux claires contre peau foncées, et l’argent dans la mouise. Chacun est enfant de sa propre culture et de ses tabous. Chacun en est le prisonnier, conscient ou non. Chacun peut décider ou non d’en faire tomber les murs, tout en préservant égoïstement les spécificités. C’est difficile, cela demande de la patience, du doigté, du courage et de la sincérité. Cela exige de savoir se respecter pour être capable de respecter l’Autre, tous les autres.

Cet apprentissage, l’héroïne Marie – dont la sensibilité à fleur de peau rigolarde et irrévérencieuse nous laisse entrapercevoir, entre coups de grisou et coups de cœur, les blessures secrètes de l’auteur – en est à la fois l’actrice et la spectatrice. Elle se laisse dévêtir avec humilité par l’inconnu, la Thaïlande, dont elle accepte les règles sans pour autant s’y conformer. Elle bout de colère et fond de tendresse. Elle refuse de s’impliquer en amour et a un cœur d’artichaut qui s’effeuille facilement sous le charme de ses homologues masculins thaïs. Elle a des réflexions boudeuses, quasi d’enfant gâtée, cocoonée dans l’artificialité du milieu germanopratin dont le père Peter, figure emblématique s’il en fut, en est la parfaite caricature et se révèle à des milliers de kilomètres de là d’une maturité aguerrie, presque similaire à celle que nous peaufine le cumul de la curiosité, de l’expérience et l’art épicurien de cultiver l’Inutile.

En voulant comprendre la Thaïlande et ses peuples tels les Karens ou les Issans ou simplement l’histoire douloureuse de ce pays, Marie (et son double Michèle) se découvre, se réconcilie avec elle-même et donc avec tous les autres : son père Pierre Hanson, sa mère Florence, Clara, Ek le guitariste aux doigts d’or, Lotus et son enfant de la chance Chocktchaï, Salaween, Krissada, Somchaï, Monsieur Issara, John, les jeunes prostituées de Pattaya et le tourisme sexuel…

Un autre regard, un beau regard sur la Thaïlande, celui d’une femme à la croisée des chemins du cœur.

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 30/10/2014
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Théâtre d’Ombres, Michèle Jullian
Editions de la Fremillerie, 2010
ISBN : 9782359070101

 

Quatrième de couverture
Au lendemain du décès de son père, figure célèbre de la scène parisienne, Marie apprend qu’elle a un demi-frère en Thaïlande. Avec sa connaissance du thaï pour tout bagage, elle part à la recherche du bébé et de sa mère, une femme d’origine Karen.
Quête en forme de roman d’aventures et de règlement de compte avec un père  à l’écrasante personnalité, sur fond de crises politiques marquées par la révolte des « chemi­ses jaunes » et des « chemises rouges » de Bangkok.
Plongée dans le contexte Occident/Orient, engendré par les rapports conquérants de la mondialisation d’aujour­d’hui.
Itinéraire d’une vie, celui de Marie, qui – comme sa mère Florence trente ans plus tôt – sera une « femme à la croisée des cultures ».

 

Publié sur Culture Chronique

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