Akira Yoshimura, un Hokusai du Verbe

Il y avait longtemps qu’en littérature, je n’avais été me balader du côté du Japon, non que j’ai sacrifié à la mode actuelle qui catastrophe de Fukushima et salon du livre 2012 aidant, est à l’honneur, sinon qu’un de mes amis virtuels sur Facebook, amoureux des femmes, a mis dans sa prolifique galerie de portraits le visage de La jeune fille suppliciée sur une étagère. Le titre surréaliste a été mon billet d’embarquement pour un voyage dans l’univers de Akira Yoshimura. Comme d’habitude, ma pile de lectures s’est momentanément résumée aux ouvrages de cet auteur, publiés pour la plupart chez Actes Sud.

J’ai donc suivi ses marques, je me suis laissé porter par elles. Peut-être que pour avoir beaucoup lu, je m’attache aujourd’hui plus au fond qu’à la forme, ayant appris que le contenu, lorsqu’il est de qualité, distille plus d’arômes que ne le fera jamais le contenant, toujours aléatoire puisque lié à l’esprit créateur qui le conçoit. Et ce dernier dépend de tant de facteurs culturels et émotionnels que même le moins talentueux, mérite sinon l’indulgence, du moins la prudence dans son appréciation toujours subjective. La méconnaissance que nous avons en général du Japon, souvent tirée au cordeau entre l’image du kamikaze, des mangas et des sushis,  pimentée de violence glaçante, de sexe brutal ou pervers, expression de débordements de frustrations destructrices ou de fantasmes sadomasochistes, ou encore gérée par le code d’honneur du  bushido et tout un tas de règles qui nous paraissent absurdes,  renforce d’autant plus cette prudence. Néanmoins, il est indéniable que le Japon provoque en général une certaine fascination, un Japon qui d’ailleurs n’existe peut-être plus. Hier, il passait par l’image dans les films projetés dans les salles d’art et d’essai, où les spectateurs se comptaient souvent sur les doigts d’une main. J’y ai découvert Kurosawa, Mizoguchi et ses Contes de la lune vague après la pluie, Ozu et son Voyage à Tokyo, Oshima et son Journal d’un voleur de Shinjuku ou encore Imamura et son interminable Ballade de Narayama, avant que de lire Mishima, propulsé aux nues de la mode littéraire et de la reconnaissance internationale d’abord du fait de sa personnalité guerrière presque caricaturale du samouraï homosexuel et voué au culte de l’empereur qui s’acheva par l’apothéose  d’un seppuku médiatisé, avant que de l’être pour son réel talent d’écrivain. Kawabata et son Tournoi de go, le Rashômon de Akutagawa et les romans policiers d’Egogawa Ranpo et de Nagao Seio complétèrent mon imaginaire du Japon, hanté par ce que suppose Hiroshima et Nagasaki, le drame de Minamata révélé par les photos d’Eugène Smith et aujourd’hui, Fukushima. En attendant d’autres rencontres impromptues et bercée par cette phrase de Tanizaki : la véracité des êtres se trouve dans le mensonge, l’homme Akira Yoshimura vient étoffer aujourd’hui mon panthéon personnel…

Le doit-il à son écriture ciselée, épurée comme un sabre d’iaïdo et dont l’extrême simplicité révèle le travail minutieux du calligraphe qui pour atteindre la perfection de son art, doit faire le vide dans son esprit ? Le doit-il à son style bruissant de vent, mouillé de pluie, parcouru de ruisseaux et de torrents, s’accrochant aux nuages, dévoilant une nature tourmentée par les éléments ou piètrement modelée par la main de l’homme ? Sans doute, les deux et bien d’autres choses… Il y a chez cet Hokusai du Verbe une curiosité insatiable et un souci quasi chirurgical du détail, une intimité poétique qui n’avoue jamais les sentiments et qui cependant est capable d’en laisser deviner les tumultes, une énergie domptée qui n’hésite pas à s’affronter à sa propre obscurité et à en parcourir tous les méandres par le truchement de ses personnages souvent torturés d’une façon quasiment zen, pétris par une tradition où la pérennité sociale du groupe prévaut sur celle de l’individu.

Donnée ou reçue, choisie ou subie, circonstancielle ou purement dictée par le sens de l’honneur, la mort traverse l’œuvre de Akira Yoshimura. Conséquence de drames intimes, de la guerre ou de catastrophes, elle n’est jamais néanmoins délivrance, sinon la conclusion logique d’enchaînements factuels où la fatalité tisse sa toile de ténèbres autour des êtres humains, les dépossédant peu à peu de leur propre vie. Le libre arbitre s’efface devant l’invisible quadrillage quasi carcéral de la société japonaise dont la modernité s’enracine dans une tradition dont les rites, les us et les coutumes imprègnent, encore et toujours profondément la mémoire collective.

 

La bain de Tomoko (Minamata) – Eugène Smith, 1972

 

Invisible, inéluctable, la mort taraude les esprits avant de décomposer les corps. Elle dépouille les enfants de leur innocence les projetant dans une maturité précoce et plonge les adultes dans une confuse démission. Hanté par les chaussons blancs de sa mère pendue et par le souvenir d’un père inconsistant, bercé par le chant stridulant des cigales et absorbé par l’entretien de son cimetière secret où il enterre insectes et animaux, Kiyoshi (L’Arc-en-ciel Blanc), garçonnet livré à de solitaires observations, plongé par un entourage friand de l’héritage dans l’attente quotidienne de la mort de sa grand-mère grabataire, scellera sa fin en l’inhumant vivante dans la cache qu’elle avait elle-même aménagé pour sauver son fils déserteur. Dans un Japon dévasté par la guerre, anéanti par les bombardements intensifs des B29 et humilié par les vainqueurs contre qui il avait lutté avec honneur lorsqu’ils représentaient l’ennemi, Tayuka Kiyohara (La guerre des jours lointains) tente d’échapper au spectre de sa condamnation à mort par pendaison pour avoir sur ordre de ses supérieurs décapité au sabre un soldat américain qui portait en lui toute l’horreur des corps calcinés par les bombes incendiaires et des sinistres champignons qui s’élevèrent des ruines fumantes d’Hiroshima et de Nagasaki. Il se souvient que ce soldat écoutait du jazz en larguant ses bombes. Son errance fantasmatique se double de la honte de voir son propre peuple se retourner contre lui et de pactiser avec l’armée américaine pour quelques chewing-gums et de la culpabilité de savoir que toute sa famille va subir les conséquences d’un acte qu’en temps de guerre, tout le monde jugeait logique. L’officier devient déserteur, le soldat coupable et l’homme, un fuyard tourmenté autant par l’absurdité de la situation que par la peur d’être pris et voué à une mort qu’il juge déshonorante. Pourtant, il n’aura d’autre apaisement que celui de se laisser capturer.

Mais n’allez pas croire que cette fascination d’Akira Yoshimura pour la mort relève du morbide pathologique ou du fétichisme.  La mort est aussi spectacle. Elle suppose un monde limitrophe entre la réalité et le néant où la vie palpite encore dans le lent pourrissement des corps, tel celui de la jeune femme violée et suicidée pour crime d’honneur (Le convoi de l’eau). Pendue à un arbre, loin des siens mais à portée de vue de son agresseur, son squelette dénude peu à peu la chair gonflée de pluie et morcelée par le vent glacial ; tel également celui de Mieko (La jeune fille suppliciée sur une étagère), adolescente de seize ans, emportée par la fulgurance d’une pneumonie et qui suivra de la levée de sa dépouille jusqu’au laboratoire anatomopathologie de l’hôpital à qui ses parents ont vendu son corps, son minutieux dépècement pour finir sous le scalpel des étudiants en médecine. Ses restes incinérés et refusés par sa mère continueront à résonner du chuintement de la désagrégation des os non calcinés au milieu de centaines d’autres urnes funéraires anonymes.

La mort contient également notre mémoire. Il faut d’abord en prendre soin, la sublimer par des rites, même s’ils n’ont qu’une signification illusoire. Jirô (L’arc-en-ciel blanc), adolescent de seize ans dont le développement physique et mental a été interrompu par une mauvaise chute, trouve un sens à sa vie en devenant un habile maître de cérémonies funèbres. Le déroulement exact du rituel, sa signification n’ont aucun secret pour lui, depuis qu’enfant, il a été subjugué par le souvenir festif et lumineux que lui ont laissé les funérailles de son propre père. Même les os n’échappent pas à cette sacralisation. Kenshiro (Un spécimen transparent), tout comme Mr. Fukuzawa (La jeune fille suppliciée sur une étagère), se doit par un travail certes quelque peu ragoûtant, de conférer aux os une transparence parfaite et de créer des squelettes à la brillance diamantine. Il faut ensuite se montrer vigilant et savoir préserver la mort du mépris que véhicule notre modernité, peu soucieuse d’en rompre les ordonnancements. Dans Le convoi de l’eau, la construction d’un barrage qui va engloutir un village oublié de tous, contraint ses habitants, dans leur exode programmé, à veiller aussi  sur leurs morts dont ils exhument les ossements, transvasant les crânes dans des minuscules cercueils fabriqués patiemment à cette fin, brûlant le reste, effaçant toute trace de vie en incendiant maisons et temple, avant de disparaître  dans les profondeurs enneigées des montagnes, chacun portant sur son dos la mémoire de ces ancêtres. Pour Kiyota (L’arc-en-ciel blanc), enfant taciturne, il s’agit de sauver un cheval-médicament d’une mort inéluctable et atroce qui le videra lentement de son sang, afin d’en recueillir un précieux sérum anti-venin. La docilité de l’animal qui retournera de lui-même au bercail, marquera pour le garçonnet, son passage solitaire et funèbre à l’âge adulte, brisant des liens familiaux bien trop fragiles pour le retenir.

C’est d’ailleurs une autre constante chez Akira Yoshimura. Bien que prisonnière de règles complexes dont je ne peux qu’avoir une approche fragmentaire, la famille y apparaît aussi étouffante qu’éthérée. Veuves ou femmes mal mariées, soumises à des maris alcooliques ou joueurs invétérés, souvent paresseux, dispendieux et infidèles, la mère s’efface souvent devant l’épouse et la tendresse maternelle prend des tangentes d’absence chronique. Quant à la femme, elle accepte la condition qui lui est faite, allant jusqu’à se suicider pour sauver l’honneur de sa famille lorsqu’elle a été violée (Le convoi de l’eau), à tuer l’enfant né du viol dont elle a été la victime comme Ayako (L’arc-en-ciel blanc) ou cherchant dans la mort, comme la sœur d’Eichi (Le sourire des pierres), à échapper à la sourde réprobation dans laquelle l’a condamnée une stérilité congénitale pour laquelle elle fut rudement répudiée. L’homme, lorsqu’il est père, est souvent lointain, pris par son activité professionnelle ou peu intéressé par sa descendance, ou encore tout simplement en fuite ou décédé. Les enfants, fille ou garçon, tournent comme des électrons libres dans un monde aux contours flous, autant le leur que celui des adultes, avec inscrit en eux l’assurance qu’ils ne manqueront à personne.

Pourtant, l’univers de Akira Yoshimura où la réalité sociale le dispute au tragique, diffuse une luminosité étonnante. Chacun de ses personnages, qu’il soit condamné à perpétuité, libéré pour bonne conduite (Liberté conditionnelle) et incapable de se réadapter tant il porte en lui la trace cellulaire de ses longues années de prison , ou pris dans le tourbillon du grand tremblement de terre du Kantô qui dévasta le Japon en 1923, en complète résonance avec l’actuelle catastrophe de Fukushima, faisant affleurer lâcheté chez les uns et courage chez les autres, s’affronte inlassablement à la même question, celle de savoir si lutter contre l’inexorabilité du destin, contre ce qui doit advenir, a ou non un sens et si oui, quel est-il ? Étrange sensation que celle de se laisser piéger, en tant que lecteur, par l’enfermement volontaire dans lequel nous plonge cet écrivain et de voir jaillir dans ces hommes, ces femmes et ces enfants qui paraissent perpétuellement exilés d’eux-mêmes et dont il nous conte l’itinéraire dans ce Japon, qui est aussi le héros de toutes ces histoires, une ouverture sur un espace intime où nous cherchons tous, d’une manière ou d’une autre, nos propres réponses.

 

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – Mars 2012
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Bibliographie
Picquier, 1990
Liberté conditionnelle, Actes Sud, 2001
La jeune fille suppliciée sur une étagère,Actes Sud, 2002
La guerre des jours lointains, Actes Sud, 2004
Naufrages, Babel, 2004
Voyage vers les étoiles, Actes Sud, 2006
Le convoi de l’eau, Actes Sud, 2009
Le grand tremblement de terre du Kantô, Actes Sud, 2010
L’arc-en-ciel Blanc, Actes Sud, 2012

Biographie
Akira Yoshimura est né le 1er mai 1927 dans le quartier populaire de Nippori à Tokyo. Il est issu d’une famille assez aisée de dix enfants. Adolescent à la fin de la guerre, il perd son frère dans les combats en Chine. Ce drame l’a inspiré dans certains de ses écrits très variés : romans, recueils de nouvelles, et essais. Tous ses livres s’inspirent de vieilles légendes, de faits divers ou de l’histoire récente de son pays. Il a reçu de très prestigieux prix littéraires dont le prix Dazai en 1966 pour Voyage vers les étoiles. Il est décédé le 31 juillet 2006 d’un cancer du pancréas. Il a laissé une œuvre considérable qui a marqué de son empreinte la période de l’après-guerre du Japon.

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