Dyspepsie littéraire

Je reviens vers mes moutons. Je les compte, les recompte, mais il en manque toujours. Je ne sais pas comment ils font pour me tromper. Je les vois, ils s’agitent, gesticulent, s’invectivent, se bousculent pour faire la une de mes jours ou de mes nuits. Ils s’avancent grandiloquents ou miséreux, la consonne haute ou la voyelle basse, taiseux ou forts en gueule, parfois même teigneux. Ils vont et viennent, rient et chuchotent, se frôlent et s’esquivent, se dressent les uns contre les autres ou s’échappent en bande avant de revenir solitaires et déconfits reprendre leur place dans mon troupeau livresque. Est-ce les mots qui soudain se dressent faméliques dans le no man’s land des livres que l’on n’arrive pas à terminer ou qu’on lit jusqu’à la dernière page par acquit de conscience ou suis-je littéralement atteinte de dyspepsie littéraire ? Cela a commencé insidieusement, il y a quelques semaines, bientôt presque quelques mois.

La première à gâcher mon enthousiasme et à minorer ma curiosité impénitente fut Dominique Rolin. Il y a des photographies qui ont le don de vous faire croire que morts ou pas, ceux qu’ils piègent restent éternellement vivants. Elle avait une belle gueule, deux yeux magnifiques éclaboussés d’intelligence. Elle avait en outre, du moins pour moi, quelque chose d’Anna Magnani. Un je ne sais quoi de cette intemporalité qui barbouille de couleur le gris des jours. J’ai donc acheté plusieurs de ses livres. Le premier que j’ai reçu fut Le gâteau des morts dans lequel, ironie du hasard peut-être, était glissé cette carte de visite : Hommage de l’auteur, absent de Paris, accompagné sur la page de garde d’une dédicace signée de l’auteur. J’y vis un clin d’œil du destin. Le partage allait être beau. Je m’attelais à la tâche par ordre chronologique des dix-sept titres acquis. Les Géraniums (nouvelles), Les Marais Moi qui ne suis qu’amour, Le souffle, Le Gardien, Le lit, Lettre au vieil homme, L’infini chez soi, pour terminer par Le gâteau des morts, avant de déclarer forfait. Il est des univers asphyxiants. A trop tourner autour de soi, l’auteur vous prend la tête et à la gorge, mais votre cœur ne bat pas la chamade annoncée par les trompettes de la renommée. Trop labyrinthique, trop narcissique, trop obsédant, trop obsédé. Nulle générosité. Un manque de style certain souligné par le passage du temps, celui où l’on vieillit si mal que l’on vire, tel un mauvais vin, à un breuvage imbuvable. Soudain, le voilà qui enseigne son manque de charpente et dénude crûment une banalité si ordinaire que l’on se demande bien ce qui un jour nous l’a fait aimer et admirer et, pour celle ou celui qui s’y épanche de mots en phrases et de phrases en livres, où a-t-elle – ou a-t-il –  puisé le courage d’en supporter la laborieuse dissection. Du moins, est-ce l’impression que m’a laissée, à tort ou à raison, cet écrivain, Dominique Rolin. Peut-être, n’ai-je pas été réceptive à la femme traversée par une invisibilité amoureuse et passionnée pour Jim, alias Philippe Sollers, qui l’a décrite un jour comme une magnifique fée qui savait se taire. Peut-être.

Toujours est-il que certaines lectures ont l’insipidité de défaites. Il me fallait d’autres conquêtes. Après avoir lu Onfray – qu’habituellement j’apprécie –  et son Ordre libertaire et avoir été quelque peu lassée au milieu de l’ouvrage par ses déclarations enflammées et réitératives pour Albert Camus, j’ai entrepris de relire L’Etranger qui, avec Noces, avait marqué mon adolescence. Je gardais précieusement en mémoire la luminosité tranchante qui glisse ses ombres de la vie à la mort. Bizarrement dans mon souvenir, c’était celle d’une lame de couteau, et non un revolver, dont l’éclat prisonnier d’un soleil meurtrier avait guidé la main de Meursault dans L’Etranger. Dois-je l’effondrement de ce mythe mémoriel à cette relecture ? Meursault y laissa sa peau de héros absurde pour endosser l’étroitesse d’un individu odieusement pathétique et mesquin dont l’absence totale de style épousait à mots forcés le style de l’absence, voulu par le narrateur Camus. Un goût de cendres. Sans doute, j’en conviens sans atermoiement et pour une raison que j’ignore, est-ce mon diapason personnel qui ne donne plus le La, du moins plus le bon. Qui sait ? Cette fichue crise, épée de Damoclès qui régit jusqu’au mauvais temps printanier, s’insinue-t-elle également à notre insu dans nos esprits et nos cœurs.

Il me fallait urgemment du rire, un rire cinglant, décapant. Je choisis Marc Twain et Dieu est-il immoral, suivi de Trois mille ans chez les microbes. Son courageux auteur, craignant les foudres du puritanisme de la société américaine de 1906, avait interdit la publication du premier jusqu’en 2046. Vraiment pas de quoi fouetter un diable ! Quant aux microbes, son germe du choléra, fut-il hôte d’un ivrogne, ne m’a nullement communiqué son délire « microbique » philosophique. Je partis donc à la rencontre, au petit bonheur la chance, d’autres pays, chacun un livre : russe, coréen, japonais, italien… Le même vague à l’âme. L’impression collante de lire et relire toujours la même chose.

Quels livres dévoraient donc mes contemporains ? Laissant de côté la gloire ubuesque de Musso et de Lévy, un nom claquait comme un étendard sur les ondes internautes. Toni Morrison, la star de la rentrée littéraire. Des sept livres achetés, je n’en ai pour le moment qu’un seul, Tar baby, son quatrième roman que j’ai achevé sans appétit. D’une lenteur exaspérante, une intrigue qui s’englue dans la torpeur trompeuse des tropiques, des personnages sans envergure, aussi inconsistants et ennuyeux que leur vie. Clash des races et des préjugés sans doute, mais pas du style, du moins à mon avis !

D’autres livres s’ajoutèrent et se retirèrent dans ce flux et reflux livresque. Le Palais des Rêves d’Ismaïl Kadaré retint ainsi mon attention. Je devais à Avril Brisé une rencontre improbable avec le prince héritier d’Albanie, Leka 1er. L’idée du Palais des rêves était belle et bigrement d’actualité. Une plongée dans un univers terrible et invisible, bruissant de fonctionnaires zélés et trouillards, chargés de recueillir, trier, analyser les songes de tous les sujets d’un empire totalitaire agonisant. Les interpréter pour conjurer, voire arranger l’avenir, à la sauce des puissants. Une mise en demeure de notre présent. Les critiques étaient élogieuses. Et pourtant, là encore, la magnificence de l’idée me parut se diluer dans un style sans panache, bref interchangeable. J’ai toujours pensé qu’il serait bon de faire des dégustations de livres à l’aveugle, comme on le fait pour le vin. Les résultats seraient sans nul doute surprenants !

C’est sans doute là où se niche le symptôme de cette dyspepsie littéraire : cette sensation de copier-coller qui vous envahit à trop lire. Serait-ce que les écrivains, chevronnés ou non, s’écoutent écrire, comme d’autres s’écoutent parler ? Serait-ce qu’à trop écrire, il se glisse un je-ne-sais-quoi de déjà vu déjà lu ? Serait-ce que tous ces auteurs à ne pas rater rendent toxiques, comme l’est notre mal bouffe à l’art culinaire quotidien, la découverte d’autres, parmi les disparus de la littérature ? Car de ce naufrage a échappé Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, une histoire d’hommes, une histoire sans prétention où le cœur et l’émotion font la nique à architecture monumentale des idées maniées et remaniées, pensées et repensées jusqu’à l’overdose littéraire.

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 9 mai 2013

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