2084, la fin du monde, Boualem Sansal

 Je dédie cette chronique à mon ami Romain

 

Il y a longtemps, me suis-je dit, à la lecture des premières pages de 2084 la fin du monde, que je n’ai éprouvé ce plaisir jubilatoire et égoïste d’avoir sous les yeux un grand livre. Mais comme nous le scande la publicité : ça, c’était avant… Avant de parachever la lecture de cette fable orwellienne sur fond de goulag islamiste. 2084 de Boualem Sansal n’est pas, loin s’en faut, le clone de 1984 de Georges Orwell.

En cheminant avec un personnage quelque peu naïf, Ati, nous pénétrons dans l’Abistan, une chape de plomb quasi planétaire où le temps et le Verbe, le Logos, sont figés depuis sa création fictive. Un an zéro surgi de guerres totales et nucléaires pour vaincre l’Ennemi, l’infidèle, le non-croyant en Yölah dont Abi est le prophète, surnommé populairement Bigaye/Big Eye, une référence au  Big Brother de Georges Orwell. Alter ego du Winston Smith d’Orwell dans 1984, Ati, homme simple, formaté dès l’enfance par un système théocratique concentrationnaire et dominé par l’ignorance, cette dernière portée à un tel summum qu’elle sait tout, peut, tout et veut tout, a été bouleversé par la sérénité sublime d’un paysage de haute montagne où il a été envoyé au sanatorium de Sîn pour mourir douloureusement de sa tuberculose, celle-ci étant à l’Abistan ce que la peste fut à notre Moyen-âge et plus récemment, le sida à notre modernité. Une pathologie hantée par le diable. Cette catharsis lui a révélé le souffle invisible de la liberté qui sommeille en chacun de nous. Ce mouvement du cœur intime et inviolable le pousse à bouger, à se déplacer dans ce pays monolithique, car  « dans un monde immobile, il n’y a pas de compréhension possible, on ne sait que si on entre en révolte, contre soi-même, contre l’empire, contre Dieu, et de cela personne n’était capable, mais aussi comment bouger dans un monde figé ? »  Sa rébellion est donc celle d’un homme qui marche et qui doit forger dans ses propres observations du territoire immobile et désolé qu’il parcourt et où rien ne fonctionne, les clefs propices à rompre les codes de cette société carcérale dont il ne connait guère plus que son quartier, un cloisonnement parmi tant d’autres, imposé par les technocrates religieux de l’Abistan.

Prières obligatoires, délation, rafles, tortures, exécutions capitales et publiques, lapidations, décapitations, examen de conscience, vêtements uniques – burnis pour les garçons, burniqab pour les filles – bouillies infâmes, marché noir, plaisirs pieux sans plaisir pour le peuple lobotomisé et dégénéré dans sa quintessence, pasteurisé par la foi en ce dieu unique, Yölah dont Abi est le prophète… Privilèges et magouilles, coups fourrés et meurtres, compromis et trahisons, richesse démesurée pour les apparatchiks du pouvoir, qu’ils soient bornés comme les sbires de la pensée, les Mockbas ou retors comme les manipulateurs suprêmes les Honorables, « des demi-dieux en somme, immortels, omnipotents, omniscients. », le pays imaginaire de Sansal, l’Abistan, n’est pas sans rappeler toutes les abominations inventées et commises par des autocrates et autres führer depuis la nuit des temps et dans toutes les civilisations. La structure étatique planétaire de ce pays sous tutelle absolutiste d’un islamisme fanatique, violent, guerrier et barbare renvoie à ce que les Coréens du Nord vivent depuis des années sous la mise en coupe de la dynastie de chefs suprêmes, Kim Jong & Co, ou à l’Europe sous l’Inquisition, à l’Union soviétique sous Staline, à la Chine sous Mao, à l’Espagne sous Franco, au Portugal sous Salazar, au Chili sous Pinochet, à l’Argentine sous Videla ou au Cambodge sous Pol Pot. La liste est inépuisable et en permanente réactualisation ! Sauf que ce totalitarisme hideux est actuel, en dormance dans nombre de pays d’Orient et d’Occident et piétine d’impatience à nos portes tandis que nos gouvernants font l’autruche et copinent avec la finance de leurs futurs bourreaux.

Au cours de ce voyage initiatique qui le conduira jusqu’à Qodsabad l’immense, la Cité de Dieu et le siège de l’Abigouv, ses rares rencontres, également avec des êtres qui marchent, lui permettront de dévoiler une machination étatique dont il est le seul témoin, ses compagnons étant portés disparus, suicidés ou assassinés. Il finira par comprendre que l’Abistan n’a pas existé de toute éternité, le musée de Toz, improbable antiquaire dont la vestimentaire est celle de notre siècle, lui servant de pièce à conviction. Cette copie du Louvre où Toz a accumulé un foisonnement de meubles, de bibelots et d’objets du vingtième siècle, incarne non seulement la révolte de ce nostalgique contre cette société éviscérée mais symbolise également « un paradoxe, une supercherie, une illusion pernicieuse. Reconstituer un monde disparu est toujours à la fois une façon de l’idéaliser et une façon de le détruire une deuxième fois puisque nous le sortons de son contexte pour le planter dans un autre et ainsi nous le figeons dans l’immobilité et le silence ou nous lui faisons dire et faire ce qu’il n’a peut-être ni dit ni fait. » C’est un lieu mort, il a perdu la baraka et « aussi grande soit-elle, l’imagination ne peut donner vie… » Disposé suivant chaque épisode qui caractérise la vie humaine, de la naissance à la mort, du bistrot à la torture, de la guerre à la paix, il est « l’image de la vie prise entre deux néants, le néant d’avant la création et le néant après la mort… » Et Ati finira par penser puis désirer cet autre monde d’avant, peut-être par delà cette frontière, la Frontière, qui berce secrètement l’imaginaire de la plupart en Abistan et qu’il trouvera peut-être, le narrateur ne concluant pas cette possibilité. 

Ce musée est aussi l’illustration d’une volonté d’annihiler le passé afin de mieux soumettre les peuples et réduire à néant leur diversité. Les chefs historiques de l’Abistan l’ayant fort bien compris, ils ajoutèrent au moment de sa création, trois principes à ceux qui fondaient le monde d’avant, l’Angsoc : « La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force »,  – formules dont la résonance actuelle ne peut nous échapper au vu de la pensée unique qui nous submerge lentement – «  La mort c’est la vie, le mensonge c’est la vérité et la logique c’est l’absurde. » Afin de mieux effacer le passé afin que nul ne puisse le sacraliser, il leur avait fallu « tout renommer, tout réécrire, de sorte que la vie nouvelle ne soit d’aucune manière entachée par l’Histoire passée désormais caduque, effacée. »  Ainsi, « Depuis la formation de l’Abistan, les noms de lieux, de gens et de choses des époques antérieures ont été bannis, de même que les langues, les traditions et le reste, c’est la loi. », Et pour mieux faire avaler la pilule à leurs ouailles, à l’arsenal infini de la terreur, ces énarques de l’horreur inventèrent une langue unique, dont la conception s’inspirait de la novlangue de l’Angsoc, celle du monde ancien. « Comme elle inclinait à la poésie et à la rhétorique, elle [fut] effacée de l’Abistan, on lui a préféré l’abilang, il force au devoir et à la stricte obéissance. Lorsque nous occupâmes ce pays, nos dirigeants de l’époque ont découvert que son extraordinaire système politique reposait non pas seulement sur les armes mais sur la puissance phénoménale de sa langue, la novlangue, une langue inventée en laboratoire qui avait le pouvoir d’annihiler chez le locuteur la volonté et la curiosité. » Un langage SMS d’une pauvreté construite pour mieux décérébrer les masses moutonnières et convertir leur mémoire en encéphalogramme plat. Une langue, l’Abilang, qui finit par ne plus rien nommer. Une langue sacrée, outil de transmission du Gkabul (acceptation en Abilang), le saint livre d’Abi, la langue  « enseignée par Yölah à Abi afin d’unir les croyants dans une nation », car « les autres langues, fruits de la contingence, étaient  oiseuses, elles séparaient les hommes, les enfermaient dans le particulier, corrompaient leur âme par l’invention et la menterie. » Une langue planétaire, exclusive, incantatoire et omnipotente qui fait de l’homme « un être différent, qui n’avait rien à voir avec l’homme de nature, né du hasard et de la combine, pour lequel il n’avait que mépris et qu’il voudrait écraser de son talon s’il ne pouvait le modeler à son image. » Ainsi, « chacun par son chemin était arrivé à l’idée que l’abilang n’était pas une langue de communication comme les autres puisque les mots qui connectaient les gens passaient par le module de la religion, qui les vidait de leur sens intrinsèque et les chargeait d’un message infiniment bouleversant, la parole de Yölah, et qu’en cela elle était une réserve d’énergie colossale qui émettait des flux ioniques de portée cosmique, agissant sur les univers et les mondes mais aussi sur les cellules, les gènes et les molécules de l’individu, qu’ils transformaient et polarisaient selon le schéma originel. »  Mais aussi et surtout, une sémantique de la destruction qui « ne parl[e] pas à l’esprit, elle le désintégr[e], et de ce qu’il rest[e]  (un précipité visqueux) elle fai[t] de bons croyants amorphes ou d’absurdes homoncules…[…] Avec la langue sacrée mes adeptes seront vaillants jusqu’à la mort, ils n’auront besoin de rien de plus que les mots de Yölah pour dominer le monde. Comme ils ont fait de mes compagnons des commandeurs de génie, ils feront d’eux des soldats d’élite, la victoire sera prompte, totale et définitive. »

Une langue unique, un outil mortifère de soumission, d’autant plus comme le souligne terriblement Boualem Sansal – autre résonnance qui ne peut échapper aux êtres confits et transgéniques que nous devenons lentement mais sûrement – « la soumission est infiniment plus délicieuse lorsqu’on se reconnaît la possibilité de se libérer, mais c’est aussi pour cette raison que la mutinerie est impossible, il y a trop à perdre, la vie et le ciel, et rien à gagner, la liberté dans le désert ou dans la tombe est une autre prison. Sans cette connivence, la soumission serait un état vague qui ne permet pas d’éveiller la conscience… […] Elle engendre la révolte et la révolte se résout dans la soumission : il faut cela, ce couple indissoluble, pour que la conscience de soi existe.

Même si Boualem Sansal tient à nous préciser « le lecteur se gardera de penser que cette histoire est vraie ou qu’elle emprunte à une quelconque réalité connue. […] Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. » 2084 la fin du monde est flippant, plus par ce que l’auteur ne dit pas, voire zappe volontairement, que par le futur cauchemardesque qu’il nous profile.

Laissant de côté cette conviction qui m’est propre, que le fait d’habiller sa narration avec des noms et des lieux transfuges sur lesquels on peut facilement en coller d’autres, relève de l’enfumage intellectuel, oubliant les lourdeurs narratives, un rythme lent, des descriptions interminables et des redites, des passages nébuleux qui émaillent le récit, je ne puis m’empêcher de me poser la question  du « comment en est-on arrivé là ? ». Comment cette soumission théocratique absolue a-t-elle pu s’instaurer ? L’argument « des guerres saintes et des holocaustes nucléaires, l’embrasement de peuples entiers chargés d’une violence d’épouvante », ne suffit pas à la réponse. Tout cela ne traduit que l’effet et non la cause.

Il y a une absence flagrante dans ce livre et qui apparemment n’a pas sauté au cœur du chorus unanime qui porte au pinacle le livre de Boualem Sansal. Cette absence est celle de la femme. Elle n’y apparait qu’une fois, une ombre furtive, assujettie au rôle domestique et maternel. Cette négation de la femme et au sens large du terme de la féminité inhérente à chaque être humain, est une constante dans l’Histoire de humanité avec ses nadir et ses apex cycliques. Aujourd’hui, elle gagne en ampleur partout dans le monde. Entre l’inégalité légale ou professionnelle qu’elles subissent comme un droit de cuissage sociétal, les viols qui sont remis au goût du jour comme arme de guerre ou passe-droit fantasmé jusque dans les jeux vidéos et la diatribe d’illuminés qui exigent droit de vie et de mort sur leur compagne, mère et filles, et revendiquent la polygamie pour assouvir leur sexualité voilée, la figure de la femme se réduit peu à peu une peau de chagrin, inclus dans son rôle biologique.

La femme ? La féminité ? Elle nous oblige à être ce nous ne voulons surtout pas être, tant nous y voyons, de la mollesse et de la faiblesse. Les couilles en berne. Rien de glorieux pour les matamores de la castagne prêts à magnifier leur virilité consumériste sur les terrains de football ou au volant de leur voiture, champs de bataille modernes et plus éthiques que ceux où l’on s’étripait hier à l’arme blanche et aujourd’hui à coup de bombes propres et sélectives et peut-être demain, dans la barbarie la plus débridée. Elle est déjà là…

Cette perte de la féminité conditionne toute cette société de célibataires, de machos des deux sexes, une société d’autistes, une société essentiellement masculine fomentée en premier lieu par les trois religions monothéistes et leurs institutions, et bénie ensuite par toute une clique de psychanalystes et de bisounours. Une vaste hypocrisie qui permet de justifier socialement cet état de célibataire, dans le sens où je le dis. Ne s’impliquer en rien, ne rien construire ! Le célibataire, l’orphelin de sa propre féminité, ne s’interroge jamais sur sa responsabilité en tant qu’écosystème ! Boualem Sansal tombe également dans cette impasse. En ce vingt et unième siècle naissant, cette extinction de la féminité dans le cœur de la plupart est le véritable désastre écologique qui submerge notre planète et nourrit en silence tous les malheurs en germe à venir.

Ati, le héros de 2084, est un émasculé.

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 15 septembre 2015
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