Amélie-san

La voix était fluide et posée et n’avait pas ce phrasé heurté, légèrement zozotant que je lui découvrirais plus tard, lors d’un programme télévisé. Elle parlait de Köbe, de son enfance et de sa nourrice japonaise, Nishio-san, sa seconde mère. Il émanait d’elle une telle douceur et une si grande sensibilité, que je l’écoutais sans savoir de qui il s’agissait et me perdit avec elle dans sa ballade japonaise. Merci, France culture !

Elle en était à son vingtième roman, je n’en avais encore lu aucun. Ma négation était mue, en premier lieu, il me faut l’admettre, par une malhonnêteté intellectuelle avérée. La réussite est souvent mal perçue dans notre pays, d’autant plus s’il s’agit de l’un de nos concitoyens. Si l’on applaudit vigoureusement et non sans envie la réussite d’une J.K Rowling, on méprise facilement celui d’une Amélie Nothomb. Le succès, et d’autant plus quand il touche à cette littérature dont est persuadé que les grands écrivains français d’hier en sont toujours les figures incontournables d’aujourd’hui, va souvent de paire avec une suspicion entachée d’un a priori primaire : la vulgarisation ne peut être que signe de médiocrité.

Il y avait aussi une seconde raison à ma dérobade : les couvertures invariantes de ses livres où ses portraits s’inscrivent depuis l’enfance. A chaque bouquin, un visage et un âge. J’y voyais là l’aveu d’un narcissisme un tantinet mégalo, une impudeur frisant la complaisance dont on se demande si la vieillesse venant, elle gardera la même audace, d’autant plus que derrière se profilait  une icône en noir, souvent affublée d’un extravagant chapeau ou portant des mitaines, – ces porte-jarretelles de la main, comme elle les qualifie elle-même -, un être friand de fruits pourris, rêvant de l’étreinte d’un homme laid, – cette glaire vivante comme elle l’écrit -, et devant boire à jeun un demi-litre de thé trop fort pour atteindre l’état mental propice à son écriture. Bref une Lady Gaga inversée, tombée en littérature, qui à tant les proclamer sur elle-même, ne pouvait conter autre chose que ses propres névroses.

Vingt romans donc depuis 1992, un par an, traduits en je ne sais combien de langues, vendus à des millions d’exemplaires, des milliers de nothombo-philes… L’explication ne pouvait pas être aussi simpliste, sans être une insulte à son lectorat, voire à ses fans. J’ai donc lu quelques-uns de ses ouvrages : le premier, Hygiène de l’assassin, puis dans le désordre Stupeur et tremble-ments, Acide Sulfurique, Attentat, Les Catalinaires, Une forme de vie, Métaphysiques des tubes et enfin, Tuer le Père.

On peut aimer ou en détester la forme, trouver son style incisif et décapant ou au contraire, vide et alambiqué, – un florilège de balourdises, comme le dit Eric Naulleau.  On peut qualifier ses histoires d’improbables, d’imprévisibles ou de complètement déjantées, quand non poussives. On peut voir dans toutes les références littéraires qui s’y glissent, un salmigondis maniaque d’étalage culturel ou la préciosité d’une érudition jalouse. On peut lui prêter un cynisme indécent, une alacrité surfaite, boursouflée de méchanceté facile, entre le comique et le tragique. Mais qu’on l’apprécie ou non, ce qu’il y a d’indéniable, est qu’Amélie Nothomb ne laisse pas indifférent. Non pas l’écrivain, sinon la personne qui écrit, celle qui éprouve le besoin de se mettre à nu, de poser entre elle et le lecteur, toutes ces sueurs intimes que l’on voudrait garder planquées sous le tapis. Ce n’est pas tant ses obsessions binaires, entre obésité et anorexie, laideur et beauté, culpabilité et ressen-timent, haine et amour, voire franche ambigüité sexuelle, dont les équations se résolvent toutes par des impossibilités violentes, qui sont dérangeantes, sinon cet état dichotomique latent, à la fois schizophrénique et paranoïaque, qui nous plonge dans un univers qui nous est intimement commun et dont elle ne rougit pas de dévoiler les miasmes, ceux-là même qui tissent ce qu’elle est, un être névrosé et divisé. Ça pue, c’est moche, c’est féroce et cisaillant, c’est cru comme de la viande avariée, c’est étouffant, étriqué sans jamais être minimaliste, c’est angoissant, un néant qui taraude et vous renvoie toujours à vous-même, surtout dans ce que l’on s’ingénie à occulter.

La première impression, celle qui fait que l’on abandonne ou que l’on s’accroche, est que tout cela manque de générosité et frise la misanthropie pathologique, quand non scatologique. La seconde impression, plus imprécise, relève de la fascination, non pour l’écrivain dont la qualité demeure une valeur subjective, d’autant plus quand elle est indexée au marché, sinon pour cette femme qui s’empoigne avec elle-même dans l’écriture, y trouvant sans doute une voie thérapeutique.

Née en haut de l’échelle sociale, dans la bourgeoisie respectable, elle fait tout pour en dégringoler, jusqu’à accepter de se transformer en passe-chiottes au sein d’une multinationale japonaise. Là aussi, on se dit qu’il faut être cinglé pour accepter cette succession d’humiliations dans un souci d’intégration sociale dans un pays ataviquement xénophobe, avant de s’avouer que d’une façon ou d’une autre, pour des raisons plus ou moins justifiables, on s’est tous soumis un jour ou l’autre à ce rôle, aiguillonné par le besoin impérieux d’être quelqu’un et le désir assassin d’être un petit chef. De même, on ne peut se sentir totalement étranger à Epiphanie Otos ou à Monsieur Tach. Par leurs bouches, s’expriment nos pensées secrètes, les mesquines, les injustes, les vengeresses, toutes celles que l’on déteste rien que d’y penser. Pannonique et Zedna nous expédient aux regards voyeurs qui nous clouent dans l’obscénité visuelle des Loft-Story, la Ferme des célébrités et de tous ces trompe-moi si tu peux, où l’on compte non sans jubilation les coups marqués et perdus, escomptant que la rutilante blonde oxygénée y soit crucifiée et que la moche, vulgaire et hargneuse à souhait, y décroche la couronne de lauriers. Virtualité confortable de notre pornographie mentale ! Melvin Mapple nous rappelle que ces guerres que l’on exige aujourd’hui propres sont tout aussi dégueulasses que celles d’hier, qui ne s’embarrassaient pas de l’évitement des dommages collatéraux. Emile Hazel et Juliette sont les doubles éthériques de leur propre inconsistance, inscrite dans les chairs hypertrophiées de Palamède Bernardin et de son épouse Bernadette, l’apparence de la plénitude contre le vide intrusif de l’être. L’assassinat de l’autre, cet intime bourreau dont le stoïcisme est une insulte à l’hypocrisie des convenances, qui convertit nos rebellions en silence collaborateur, est lavé de toute immoralité, puisqu’on le fait au nom du bien-être de la victime complaisante qui sommeille en nous.  Dans son dernier accouché, celle qui dit être enceinte pour la soixante-douzième fois, nous roule dans sa farine. Norman Terence et Joe Whip sous-tendent le fil d’une histoire dont il n’y a rien à dire. Mais quel écrivain, surtout d’une telle prolixité ascétique, n’a pas commis un ouvrage sans autre intérêt que celui de sa publication médiatique programmée ?

Pourtant, celui-ci – comme les autres – se vend en un tourne-page. Si les critiques sont plus souvent dithyrambiques que vachardes, ses fans s’accordent à dire qu’elle s’est embourgeoisée, voire émoussée autant dans son style que dans ses idée. Néanmoins, ils jurent de lui faire totalement confiance, de lui rester fidèle comme un chien est fidèle et pour certains, avouent qu’ils en sont drogués, complètement accros

Amélie-san est un drôle de plante, une plante sans racines avec accrochée à ses branches la nostalgie d’une terre qui ne sera jamais sienne, cherchant possiblement dans l’écriture le nectar dont elle a besoin pour ne pas crever, se supporter ou encore supporter ce qui lui semble insupportable. Elle dissèque la vie avec une précision d’entomologiste et ne fait sans doute pas partie de ces gens qui veulent montrer ce qui ne va pas et persuader les autres d’agir pour y remédier. Elle se contente d’en montrer la réalité telle qu’elle la perçoit et s’y perçoit, névrosée et mal dans ses pompes. Au repos, son visage blanc a étrangement la plasticité des masques japonais. Dès qu’il s’anime, il devient semblable à celui du shite, personnage principal du théâtre Nô, capable de jouer tous les rôles, de l’enfant au vieillard.

Enfant avec une grenade en plastique dans Central Park, New York 1962, Diane Arbus

Il y a, chez cette femme, quelque chose que je retrouve dans les images flashées au plus cru de Diane Arbus, la sincérité dérangeante de la nudité, la tendresse déchirée de la lumière glaçante. Mais il est vrai qu’on lui préfèrera toujours l’élitisme bien léché des photographies d’un Richard Avedon.

Si les livres d’Amélie Nothomb ne figurent pas dans le panthéon des écrivains qui me sont utiles et chers, j’éprouve pour Amélie-san, de la sympathie et de l’estime. Dans notre société de faussaires où tout le monde ment avec une facilité coutumière, il est apaisant de savoir que quelqu’un, quelque part, s’exerce quotidiennement à sa propre vérité… même douloureuse.

© – Mélanie Talcott,
L’Ombre du Regard Ed.  – 22/11/2011
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Publié sur Culture Chronique

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1 Comments

  1. « cherchant possiblement dans l’écriture le nectar dont elle a besoin pour ne pas crever, se supporter ou encore supporter ce qui lui semble insupportable. Elle dissèque la vie avec une précision d’entomologiste et ne fait sans doute pas partie de ces gens qui veulent montrer ce qui ne va pas et persuader les autres d’agir pour y remédier. Elle se contente d’en montrer la réalité telle qu’elle la perçoit et s’y perçoit, névrosée et mal dans ses pompes.  »
    Merci pour cet article: précis, clair, et reflétant…ci-dessus le passage que je préfère.

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