Le cricket club des Talibans, Timeri N. Murari

« La place des femmes est dans la maison ou dans la tombe. Il vous faudra une permission pour sortir, et quand vous sortirez, vous devez être accompagnées de votre mahram. », sinon vous serez fouettées ainsi que votre mahram, incapable de se faire obéir. Tel est, sous la loi talibane et autres barbares de Dieu, le rôle rétrograde qui échoit aux femmes sous peine de mort par lynchage, balle de kalach dans la tête, pendaison et décapitation, non sans avoir été souvent auparavant, minutieusement violée. Le ministre de la Promotion de la vertu et de la Répression du vice et ses sbires veillent, comme une peste noire qui s’étend actuellement un peu partout, sur celles qu’ils considèrent comme un cheptel sexuel et reproducteur, entre putes et vice contre nature.

Cette place en liberté surveillée, ou plutôt cette négation de la femme dans les sociétés où la charia s’impose comme un couvre feu des corps qui doivent être indiscernables, burqa pour les femmes, barbe, turban et tenue vestimentaire identique pour les hommes, afin d’effacer toute individualité pour ne laisser d’espace qu’à la peur, voire la terreur, est à mon sens le véritable sujet du livre de l’écrivain Indien Timeri N. Murari, Le cricket club des Talibans.

Les cadavres mutilés du président Najibullah et de son frère Shalpur Ahmadzi étaient encore fumants de leur torture, exposés sur la place Ariana de Kaboul, quand il devint rapidement plus facile de compter ce qui était encore permis plutôt que de comptabiliser ce qui ne l’était plus. « Notre seule culture était désormais celle des armes, notre seule musique, notre seule poésie, nos seuls écrits, le seul art qui nourrissait nos enfants. Nous avions été un peuple exubérant, loquace, généreux de nos sourires et de nos rires, nous avions été des colporteurs de ragots et des raconteurs, mais à présent nous nous contentions de murmurer, de peur d’être entendus. » Le sport n’échappa pas à cette fureur répressive. Seul le football trouva grâce aux yeux de l’inquisition musulmane, à la condition toutefois qu’entre deux mi-temps, le public se transmue de gré ou de force en spectateur des exécutions de toutes celles et ceux qui selon les Talibans, avaient transgressé les lois islamiques, les buts servant de potence ou de terrain de tir.

En 2000, afin « de montrer au monde que nous sommes un peuple juste et bon et de prouver à nos opposants que nous sommes aussi une nation sportive », les Talibans décidèrent de redorer leur blason en réclamant leur affiliation à l’International Cricket Council, soutenu en cela par le Pakistan. Tous les jeunes Afghans dont il fallait occuper le temps libre « afin de les prévenir des vices », furent invités à se présenter aux épreuves de sélection de ce jeu originaire d’Amérique du Sud. Popularisé par les Parsis (1), communauté iranienne fortunée en contact étroit avec la puissance coloniale britannique dont l’aristocratie diffusa ensuite le cricket dans le sous continent indien où les matchs restent, encore aujourd’hui, avec les dieux, le seul élément fédérateur de la société indienne, ce sport était alors mal connu des Afghans qui ne le pratiquaient pas.

L’auteur, lui-même joueur de cricket comme tout en chacun en Inde, s’est inspiré de sa nièce, également joueuse émérite, pour camper le personnage de la narratrice, une jeune journaliste kaboulie, Rukhsana qui a découvert les arcanes de ce sport lorsqu’elle était étudiante à Delhi. Troquant sa burqa contre le lungee et le turban, ainsi déguisée en homme, elle va apprendre à son frère et à ses dix cousins comment manier la batte, la balle et le wicket, avec l’espoir de gagner la véritable victoire, celle de s’échapper de l’enfer talibanesque, ses cousins et son frère parce que rien ne les espère dans leur pays, elle parce qu’un haut dignitaire du gouvernement taliban, séduit par sa rébellion et désireux de la dompter, a décidé d’en faire son épouse.

Le cricket se fait métaphore. « Ce jeu fait de patience et d’élégance, où s’élaborent sans cesse des stratégies… […]… plus sensible à l’action mentale qu’aux prouesses physiques.», comme l’écrit Venkat Sundaram (2), est aussi, en terre afghane, celui qui permet d’exprimer silencieusement ce que l’on ne peut dire à voix haute sans risquer d’y perdre la vie et celle des siens : « Les talibans savent-ils qu’avec le cricket ils favorisent un comportement qu’ils ont cherché à réprimer depuis leur arrivée au pouvoir ? En nous autorisant à jouer, ils nous offrent en effet la possibilité de nous exprimer, de nous dévoiler et de les défier sur un terrain de sport…[…]… Ce qu’ils ignorent, c’est qu’en jouant on peut se laisser aller à leur insu à ses pensées et à ses sentiments, même s’ils surveillent chacun de nos gestes. On est hors de leur portée…[…]… Le cricket est un jeu qui met en avant l’excellence individuelle et qui dépend des actes et de la confiance de chaque joueur. Il y a un capitaine mais ce n’est pas un dictateur qui donne des ordres. Le cricket est un jeu démocratique, fait d’actions et de suggestions, et chaque joueur peut contester les suggestions du capitaine de son équipe et s’y opposer. Un dialogue constant s’établit sur le terrain et tous les joueurs peuvent changer le cours du jeu au milieu de la partie.  C’est un sport qui donne la préférence à l’individualisme sur l’esprit d’équipe. » Grâce à l’obstination bienveillante de Rukhsana, son apprentissage permettra peu à peu à ces adolescents de retrouver ce que des années de guerre et les Talibans leur avaient confisqués : une certaine confiance en eux et une aisance physique qui s’inscriront comme autant d’espaces de liberté dans leur esprit.

Il n’en reste pas moins vrai que dans ce roman, les hommes sont des figurants qu’ils soient d’une cruauté sans égal ou touchants comme ces jeunes hommes abreuvés de peurs mais nourris du fantasme de l’Occident. Sous la burqa qui doit les dissimuler jusqu’aux chevilles et dans laquelle, elles se prennent les pieds, qui les empêchent de respirer, sous son grillage qui ôte toute possibilité de vision à tel point que nombreuses sont les femmes qui se font renverser en traversant la rue, les femmes du Cricket club des Talibans sont soit des lutteuses fières de l’être et qui le revendiquent soit des collaboratrices apeurées ou consentantes. L’histoire fictive des protagonistes reflète, entre courage et lâcheté, celle vécue par les Afghanes que l’auteur a interrogé. Des femmes simples ou cultivées, complices et solidaires, malgré la méfiance qui les taraude constamment et la délation qui s’insinue, des femmes qui malgré la douleur, ont le sens de la dérision et ne manquent pas d’humour comme Noorzia, coiffeuse de son état, qui fait remarquer à Rukhsana que burqa ou pas, elles sont des femmes désirables et désirées : « Les hommes trébuchent, dit-elle d’un air entendu. Un homme pourrait trébucher et heurter du coude ta poitrine. Ils font toujours ça avec moi, mais, bien sûr, ils me voient comme une femme. Les hommes ont les coudes très sensibles. Un coup de coude dans ta poitrine, et ils savent si tu as les seins fermes, jeunes, désirables. Ils peuvent même deviner ta taille de bonnet. » Des femmes dont qui ont fait le choix de rester, plutôt que de se réfugier à l’étranger, telle le docteur Hanifa ou encore anonymes. Elles traversent ce roman et se battent pied à pied, envers et contre tout, veillant sur les leurs, sur leurs hommes, car si pour elles, la burqa est difficile à porter, elle est relativement protectrice. Pour leurs frères, pères et maris, outre l’obligation de prière cinq fois par jour, porter une barbe mal taillée, un turban mal positionné est une infraction visible et durement sanctionnée au bon vouloir des bourreaux, parfois une balle à bout portant, la prison ou une bastonnade.

Un livre qui nous ramène à l’actualité d’aujourd’hui, à tous ces hommes et ces femmes qui fuient leur pays. Des personnes sincères et d’autres qui le sont moins, voire pas du tout, mais qui au moment de « se retrouver dehors », se posent certainement toutes la question que Timeri N. Murari prête à son héroïne : « Derrière nous, nous laissions la sécurité de notre prison. Mes cousins n’avaient jamais quitté ni leurs maisons ni leurs familles, et ils s’apprêtaient à échanger des dangers connus contre des dangers inconnus. Il ne nous restait plus que quelques pas à faire pour nous retrouver dehors, mais tels des oiseaux ou des animaux qui voient la porte de leur cage ouverte, nous fûmes saisis de méfiance. La liberté qui nous attendait de l’autre côté était-elle un piège ? »

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 9 Octobre 2015
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1 A propos du cricket
2 Ancien brillant joueur de l’équipe nationale entre 1971 et 1980 ­ – «batteur d’ouverture, gaucher»

Le cricket club des Talibans, Timeri N. Murari
ISBN : 2070461920
Éditeur : Gallimard (2015)

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