Les jacarandas de Téhéran, Sahar Delijani

En 1978, l’Iran est secoué par une violente révolte populaire menée par des étudiants, des chômeurs et des syndicats. Les protestataires s’insurgent contre le pouvoir corrompu de Mohammed Reza Pahlavi. En janvier 1979, la révolte atteint son paroxysme, le chah et son épouse quittent l’Iran. Le vide ainsi créé permet le retour du chef religieux exilé en France, l’ayatollah Khomeiny, fédérant autour de lui toutes les oppositions à la monarchie autoritaire du chah d’Iran. Une révolution religieuse, mais aussi sociale et politique, se met alors en place, permettant à des orthodoxes musulmans d’instaurer un gouvernement théocratique basé sur l’Islam. Lorsque l’Irak entra en guerre avec l’Iran, l’Ayatollah Khomeiny, proclama que « c’était un don de Dieu ». Selon sa perspective, elle l’était effectivement. D’un côté, elle lui permit d’unifier la nation contre un ennemi commun, le pays voisin, de l’autre de la nettoyer de tous ses ennemis intérieurs qui s’opposaient clandestinement à la révolution des Mollahs. Bombardements, oppression, répression, épuration. Avec en toile de fond, la forteresse d’Evin, les corps émasculés des Gardiens de la Révolution, frères et sœurs, qui se résumaient au clip-clap des sandales en plastique, des pieds désincarnés qui préfiguraient la séance de torture, les hurlements de douleur et finalement l’exécution sommaire. Le bruit de ce clip-clap est encore ancré dans la mémoire de beaucoup d’Iraniens, faisant ressurgir la peur, celle de se voir happés par familles entières dans cette prison où la mort fut l’ordinaire. En guise de faire-part, un sac contenant les vêtements carcéraux parfois d’un autre prisonnier que celui pendu au gibet improvisé d’une grue. Femmes, hommes et enfants. Evin était juste une étape dans l’horreur idéologique. Avant il y avait le centre d’interrogatoires de Komiteh Mostarak. Il fallait y survivre.

Parmi ceux qui furent l’humus de cette révolution islamique qu’ils avaient désiré, soutenu et défendu, Azar et Ismaël, deux des protagonistes des Jacarandas de Téhéran. « Lorsqu’ils évoquaient leur triomphe, celui d’une nation qui avait chassé un roi, un roi autrefois intouchable, des larmes de joie noyaient leurs yeux, et leurs voix se brisaient d’émotion. Tout cela les remplissait d’espoir. » Mais les purges universitaires, l’interdiction des journaux et des partis politiques, les lois sacrées de Dieu revisitées par les Mollahs au pouvoir, renvoyèrent leur rêve dans l’activisme politique et la clandestinité. Les portes d’Evin se refermèrent sur eux, sur beaucoup d’autres, fétus de paille entre les mains de son boucher (1981-1985), Seyyed Asadollah Lajevardi qui sera assassiné en 1998. Neda, la fille d’Azar et d’Ismaël – qui sera jugé en été 1988 comme « non repentant » par le « Comité de la Mort » avant d’être porté à la potence par un chariot élévateur, comme des milliers de jeunes femmes et hommes – naîtra dans cette prison en 1983.

Le récit de Azar, la naissance violente de Neda dans la lugubre forteresse de Evin qui hante Téhéran, ouvrent ce roman poignant, intimiste où la tendresse le partage à la colère et à la culpabilité. Le chassé-croisé des protagonistes trace un portrait en filigrane de l’Iran de la Révolution des Mollahs à celle, récente, de la Révolution verte. Grands-parents, parents et enfants sont « encerclés comme par des barbelés », séquestrés par une parole bâillonnée.

Leurs enfants qui sont nés en prison ou ont vu leurs parents arrêtés sous leurs yeux et souvent ne les ont plus jamais revus, seront rendus à leur famille, souvent résumée à leurs grands-parents et à leurs proches, trop jeunes pour être arrêtés. A l’ombre du jacaranda dont le parfum enivrant berce leur enfance, Neda, Omid, Sara, Dante, Forugh, Sheida attendent, grandissent, connaissent leur premiers émois amoureux et s’interrogent. Leurs grands-parents savent, Maman Zinat et son mari, mais se taisent. Aucun bonheur, aucune joie, juste une bienveillance aimante et protectrice guide leur lutte quotidienne et discrète pour donner le meilleur à leurs petits-enfants, échapper à la délation et fuir la ville avant que les bombardements ne commencent. Les parents, ceux qui ont survécu, se refusent à la vérité, trop douloureuse, trop proche et pourtant si lointaine parfois. Qu’ils choisissent l’exil pour les plus fortunés (souvent pour faire chorus avec la gauche caviar), ou de rester en Iran, ils sont brisés, enterrés vivants, vides de larmes, épuisés par leurs souvenirs mutiques. Leur silence n’est pas déni, sinon le fragile rempart qu’ils dressent farouchement entre eux, leurs enfants et la vérité. « Je voulais que tu… que nous puissions vivre comme tout le monde. Je voulais te protéger. », dit Maryam à sa fille Sheida.

Le décès de Maman Zinat réunira de nouveau autour d’elle tous les enfants, devenus adultes, dont elle s’est occupée avec Khaled Leila, sa fille adolescente au moment des faits. Certains mal vivent dans leur pays, d’autres viendront d’Allemagne, d’Italie ou des Etats-Unis. Chacun a sa propre lecture des événements passés et présents, parfois même une vision très occidentalisée. Souvent, ils éludent le passé et s’ils en devinent la réalité, ils n’osent en rompre les silences. Certains revivent ce qu’ont vécu leurs parents. Leur révolution porte un autre nom, la Révolution Verte. A leur tour, ils rentrent dans la même impasse : « Depuis la répression et les arrestations en masse de l’année dernière, tout le monde quitte l’Iran. Les choses ont largement empiré…[…] C’est comme si quelque chose de très lourd nous était tombé dessus. Quelque chose de beaucoup plus lourd qu’avant, qui nous étouffe petit à petit. Nous ne savons pas qui croire, à qui faire confiance. Nous nous sentons aussi impuissants aujourd’hui que nous nous sentions puissants l’année dernière…[…]… Mais ce moment, juste avant les élections, a été magnifique, vous ne trouvez pas ? À présent, on dirait presque un rêve. Les débats télévisés, les campagnes dans les rues, tout ça en toute liberté. On aurait dit un autre pays, comme si les choses allaient réellement changer. »

« Regarde ce qui se passe actuellement. Vingt ans se sont écoulés et rien n’a changé. Ils ont recommencé à mettre nos enfants en prison, à les tuer dans la rue. », commente Maryam à sa fille Sheida. Le roue tourne, rien ne change, tout recommence.

Dans le contexte du mouvement vert iranien, c’est sa propre histoire que nous raconte Sahar Delijani, irano-américaine, dans Les Jacarandas de Téhéran. Son histoire (ses parents furent activistes politiques et ont été incarcérés à la prison de Evin et l’auteure y est née) et celle de ses proches, de 1983 à 2011, celle de trois générations blessées physiquement et spirituellement dans leur chair et leur cœur, aspirant à une liberté piétinée au nom de Dieu.

Une narration fort bien écrite mais qui aurait pu se dérouler dans n’importe quelle tyrannie, tant elles se ressemblent toutes, hier en Argentine sous Videla ou au Chili sous Pinochet, aujourd’hui dans les geôles de Kim Jong-un ou celles de Loukachenko en Biélorussie (entre autres). Une narration tronquée par l’exil, peut-être parce que l’auteur vit en Italie depuis l’âge de douze ans « à des milliers de kilomètres, où il est tellement plus facile de se pencher sur l’Histoire. », et jouit d’une liberté de parole qui est refusée aux Iraniens de l’intérieur, à sa propre génération instruite, cultivée et désirant profondément le changement, qui doivent faire profil bas pour continuer à survivre.

Néanmoins, Sahar Delijani n’apporte aucun éclairage sur la spécificité du problème iranien. Elle n’explique en rien comment l’Iran qui bien avant la Turquie d’Atatürk, fut le premier pays musulman à adopter, en 1906, un système de démocratie parlementaire directement inspiré de l’Europe, a basculé dans son opposé. Elle n’explique en rien comment le peuple iranien – toute une génération, celle de ses parents – bercé par l’incroyable culture de la Perse, s’est lui-même menotté et enfermé dans la charia et ses niqabs. La question est escamotée et reste sans réponse. Seul le personnage de Reza, compagnon de Neda et dont la sœur a été massacrée à coups de matraque par les Gardes de la Sécurité antiémeutes lors de la Révolution verte, permet d’en mesurer très rapidement le vide et son ambigüité à la fin de l’ouvrage. « Mon père était l’un des membres des Gardes de la Révolution, dit-il. En fait, il était l’un de leurs fondateurs. » Et des centaines d’autres, anonymes, ont collaboré. « Que savait-il au juste ? Jusqu’à quel point était-il impliqué ? A-t-il du sang sur les mains ? Comment le monde pourrait-il continuer de tourner si chaque enfant se voyait reprocher les fautes de son père ? », s’interroge Neda.

Et l’auteur d’éluder cette culpabilité sourde qui enferme sa génération dans un sentiment de honte confus. A nouveau le silence. La liberté, il y a ceux qui en rêvent, ceux qui en paient le prix et ceux qui la trahissent.

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 14/05/2015
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