Bangkok, la ville sans sourire

Tee-shirts courts qui soulignent les courbes de l’abdomen. Socquettes blanches qui convertissent leurs chevilles en bracelets dansants. Rubans et foulards surmontés de nœuds qui donnent à leur visage un air festif d’œuf de Pâques. Sacs minuscules, ancrés sous leurs aisselles comme des caches secrètes, et aux anses desquels se balancent des mini-oursons en peluche ou des héros de plastique, sortis tout droit de Disneyland… Corps qui frisent l’anorexie, témoins muet du pathétisme de leurs joies et de leur intime terreur à vieillir… Le mythe de la sensualité de la femme asiatique s’est évanoui comme une publicité obsolète. Dans leur grande majorité, les femmes thaïlandaises – de douze à quarante cinq ans –  ressemblent à des petites filles attardées et collent plus au stéréotype d’Alice au Pays des Merveilles qu’à celui de La Dame aux Milles Sourires.

Les garçons ne sont pas mieux lotis et les hommes vont au pire. La différence d’âge se mesure à l’acné qui grêle le visage des premiers et à la rondeur avachie du ventre des seconds.

… Décidément, le charisme n’est plus de mise à Bangkok…

Les mômes, fils de personne, ont déserté les rues et les parcs de Bangkok pour un formatage planifié. La ville du marketing ne pardonne pas à l’enfance son innocence et ne veut supporter ni ses cris, ni ses batailles, ni ses larmes ou ses caprices. Ils s’ébattent donc comme les adultes dans une forêt de gratte-ciels aux façades aveugles et noires qui se multiplient à la même vitesse que se coupent les arbres dans la forêt amazonienne. Véritables fourmilières, ces gigantesques temples de la consommation abritent bureaux et commerces, écoles et hôtels, cinémas et salles de loisirs ou grandes surfaces “tout en un”, ouvertes de jour comme de nuit, aux riches comme aux plus pauvres. Les bébés et les enfants ont aussi les leurs. Garderies, écoles, ateliers de yoga ou d’activités manuelles, cinés, restaurants, consultation médicale, clinique… Le monde des “Manga” en modèle réduit sur 15 ou 30 étages.

Dans les rues, les femmes enceintes sont l’exception, tout comme les vieillards, à croire que Bangkok se refuse à ce que les rondeurs des premières, les rides, les pas incertains ou les pertes de mémoire extravagantes des seconds viennent à souiller ses paradis artificiels.

A Bangkok, ville du sourire éternel, celui de Bouddha, rien ni personne ne doit mourir.

La lutte est subtile, latente, acharnée et orchestrée. La mort ne peut envahir de ses pestilences ce qui se crée et se récrée chaque jour. Le commerce, la compétitivité, la consommation, la conquête de nouveaux marchés et le flux monétaire des touristes… Tel un père bienveillant, le monarque surveille et sourit. Son portrait, debout ou assis, en costume civil ou de gala, de loin ou de près, assiège la liberté. Flanqué sur tous les édifices et dans toutes les boutiques, il est le vivant témoin de la longévité qui le retient à la vie et donne l’exemple de l’inconcevable. De fait, le temps ignore l’humanité de cette proie souveraine, qui va sur ses quatre-vingt-dix ans, figeant le portrait royal dans la maturité resplendissante et éternelle de la quarantaine. Ainsi l’exige un roi, ainsi son peuple lui obéit.

A Bangkok, la Venise de l’Asie, il ne peut y avoir de tragédies… sinon ordre et propreté

Les odeurs sont circonscrites aux cantines ambulantes qui émaillent les rues et aux nombreux marchés qui croulent sous les marchandises en tous genres. Les voitures, plutôt de haut de gamme et qui, dans leur grande majorité, paraissent toutes être à peine sorties du concessionnaire et du tunnel de lavage, ainsi que les tuk tuk qui crachent à chaque accélération ou démarrage de noires effluves de gaz, bénéficient d’une loi d’exception. Dans les parcs ? Pas un seul papier…

La richesse des temples bouddhistes rend caduque toute tentative d’infraction. Leur religiosité, pesante et cérémoniale, met aussi en cage la liberté. Seuls, les Klongs, la rivière et les canaux, autour desquels s’est construit le vieux Bangkok, jouissent de l’autorisation d’exhaler leurs mauvaises odeurs, parfumée d’un opportun exotisme pour les touristes. Une fois qu’ils auront épuisé les milles et une demeures de Bouddha, ils iront s’agenouiller de ravissement sur les berges du marché flottant, spécialement recréé en leur honneur.

A Bangkok, on ne peut rêver d’autres horizons que ceux dûment programmés.

Parler n’est plus parler. Les mots ne mordent plus les rues de cette ville voilée. Rien ne s’y prend, rien ne s’y donne. Mais tout communique. Un immense taxiphone à ciel ouvert. Le mobile a remplacé le Verbe. De toute façon, personne ne lit plus. Les amants ne se touchent plus. Ils ne se donnent pas non plus la main. Ils se caressent de l’oreille et s’envoient des messages SMS. La symphonie de Bangkok répond à la partition jouée par les sonneries des mobiles. Dans le métro, dans les autobus, en bateau, en voiture, en train, en tuk tuk, en moto taxi, à pied… A Bangkok, la mobilopathie est augure de modernité.

Sans portable, il n’y a plus de vie. Une impossibilité. Bouddha ne pouvait rester à la traîne. La foi bouddhiste est acceptation. Ses ouailles aux crânes rasés cachent également dans les replis de leur robe safranée cet indispensable outil… Commu-nications pécheresses ! Jouissant d’une gratuité tout azimut, à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs temples, qui paie donc ces coups de fil célestiels ?…

Bangkok sait aussi faire la sourde oreille et jouer les aveugles.

Elle se cache les yeux, se bouche les oreilles et scelle ses lèvres pour mieux laisser vagabonder dans ses rues, ce qui la dénude, le tourisme du sexe. Les farangs, les étrangers, ont besoin eux aussi de s’évader de la trépidation de leurs mégalopoles et de partir à la recherche de leur spiritualité évanouie. Glabres et mous, gros et gras, laids et boutonneux, la ride sans joie et le zizi tristounet, pathétiques nababs de passage supposés pleins aux as, Bangkok leur monnaie la fausse immaturité de ses fillettes et jeunes femmes, quand ce n’est pas l’ambiguïté efféminée de ses garçons. Dans ce lupanar touristique, les amants de l’éphémère jouissent de biens tristes tropiques.

Bangkok fait aussi quasi officiellement la pute… Dans les bordels, il n’y a pas de portrait royal…

L’argent gomme tous les défauts et se fout des frontières. Bangkok, la silencieuse, l’a parfaitement compris et vend à chacun tout ce qu’il désire et fantasme intimement. Elle a mille lieux d’avance et le gère avec un naturel éblouissant. Autre aspect du fameux “sourire asiatique”… 

Cependant, une question demeure…. Dans un pays qui se proclame si pauvre, d’où vient l’argent ?….

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott – écrit en 2009, publié le 10/01/2013 -photo personnelle
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3 Comments

  1. Si votre texte comporte une partie de verite,il est bien sombre et ne reflete pas toujours la realite.Vous avez la reflexion d un touriste de passage qui n est alle qu au peripherique de la grande rue Sukumvit.
    Apres 13 ans passe a Bangkok,j ai appris a apprecie la ville et sa population.
    C est vrai que je ne frequente pas les bordels et les temples comme la plupart des etrangers vivant dans la Capitale.

    Je connais Michelle Jullian dont j admire son courage et que je suis regulierement.

    Naga

    1. Bonjour
      Trois « points »
      -Où que je voyage, je ne suis jamais un touriste de passage…
      -Je suis allée un peu plus loin que le grande rue Sukumvit
      – Michèle a trouvé ce texte fort juste. A l’époque de sa publication, elle en a également parlé sur son blog.

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