Le devoir d’irrespect, Claude Julien

Au bout du compte, le choix de celui qui écrit dépend de son tempérament plus que de ses analyses. Et souvent les précède. Voilà qui fournira une belle occasion de s’indigner ! Car, s’il en est ainsi, la réflexion n’aurait donc d’autre rôle que de servir d’obscures passions en les habillant d’arguments suffisamment élaborés pour leur fournir une indispensable parure de respectabilité ? Mais, à affirmer le contraire, on avancerait une insoutenable prétention : tout, la culture acquise, la somme des connaissances, la faculté de discernement, l’aptitude à trier, peser, jauger, apprécier, la subtile combinaison de l’intelligence et de la sensibilité, tous ces ingrédients qui nourrissent la pensée et concourent à l’écriture fonctionneraient avec l’implacable précision d’une machine, la rigueur d’une science excluant tout risque d’erreur mais aussi et surtout ignorant toute éthique, bref la raison raisonnante qui serait l’unique garante de toute sagesse, de toute vérité, de toute vertu.

Les choix de celui qui écrit sont à la fois plus complexes et plus simples. Et fort limitées les options qui se présentent à lui. Fuyant tout affairisme et tout arrivisme, se consacrant exclusivement à son art, il peut choisir de se retirer loin du bruit et de la fureur qui trop souvent troublent la vue, brouillent l’entendement, paralysent la réflexion. Ce monde trépidant, grisé de sa propre fébrilité, a tôt fait de condamner pareille retraite : vouloir ainsi s’abstraire des remous et des tempêtes, dit-on, serait trahir la fraternelle solidarité des hommes, abandonner à leur sort tragique les victimes des crises qui déchirent la planète, peut-être les enfoncer davantage dans leur drame de faim, d’humiliation et de sang.

Mais combien d’intelligences et de talents – chefs de parti ou d’entreprise, penseurs et écrivains, ingénieurs et savants, artistes et technocrates –, follement engagés dans les tourbillons de la vie moderne, ont préparé, provoqué ou aggravé les drames qui leur fournissent ensuite matière à tant d’exhortations ou de lamentations ? Ceux-là ne se sont certes pas dérobés, ils en sont même fiers alors qu’on n’en finit pas de déplorer leur action de gribouille. Que ne les a-t-on enfermés dans une tour qui ne serait pas d’ivoire ! Leur constante agitation, parée de tous les atours de l’esprit, eût alors causé moins de ravages… Ils cédaient à l’illusoire ambition de peser sur le cours des idées et des choses, oubliant – ce qu’ils n’avaient peut-être jamais compris – que le monde ne saurait se passer de méditatifs et de contemplatifs, dont l’influence, difficile à évaluer, reste irremplaçable.

Il serait superflu d’évoquer ici les grands exemples dont l’histoire a conservé l’empreinte, durablement gravée dans le livre et la pierre, alors que tant de leurs contemporains agités, ostensiblement présents sur la scène publique, n’ont laissé aucune trace de leur passage. L’efficacité par le recueillement subsiste dans le monde d’aujourd’hui : au cours des années cinquante et soixante, du fond de son monastère, le trappiste américain Thomas Merton sut percevoir l’ampleur et la gravité des problèmes raciaux avec plus d’acuité que tous les sociologues au service du gouvernement de Washington, avec plus de justesse que ces militants qui, sans compter, se dépensaient dans la lutte pour les droits civiques – et dont la plupart ont bien vite abandonné le combat ou tourné casaque.

L’activisme n’a jamais constitué le meilleur moyen de s’inscrire utilement dans les débats contemporains. Se lancer au cœur de la mêlée ne garantit nullement que l’on sera présent à l’histoire, se replier dans une tour d’ivoire n’est pas nécessairement une trahison. Bien au contraire, la tentation en devient de plus en plus forte, et de plus en plus justifiée, au fur et à mesure que s’emballe la machine à broyer l’humain. A l’extrême opposé s’offre une autre possibilité, choisie par le plus grand nombre : le contemplatif a les mains propres, mais il n’a pas de mains – acceptons donc de nous salir les mains en entrant dans la bagarre où, après tout, nous ne ferons pas plus mal, et peut-être mieux, que d’autres. L’important devient alors de bien choisir sa place dans le déploiement des forces, de se porter sur les positions sensibles où se décidera l’issue des affrontements.

Désir d’efficacité ? Sans doute, mais aussi vanité de se savoir actif aux points stratégiques vers lesquels se portent tous les regards. Occuper une place importante, jouer un rôle : cette ambition paraît légitime, elle conduit pourtant aux pires errements. Car, inexorablement, elle entraîne l’individu vers les lieux de pouvoir où règne une autre logique que celle de l’intellectuel et de l’écrivain. Le vrai, ici, change de définition : est vrai ce qui réussit, tout le reste n’est que creuse songerie, tout juste bonne pour quiconque a choisi d’écrire au lieu d’agir, en se persuadant de surcroît qu’écrire c’est agir.

Mais les politiques, eux, ne s’y trompent pas. A eux le privilège de transformer les rapports de force et les relations d’intérêts, de contrôler les véritables centres de décision, d’orienter les fonds publics, de procéder aux nominations importantes, d’accorder ou de refuser ce qu’ils estiment juste ou, plus prosaïquement, opportun. A ce compte, ils peuvent bien laisser écrire les hommes de plume qui les servent. Et ceux-ci sont légion.

Car le pouvoir fascine les intellectuels comme le miel attire les mouches. Ils pullulent autour des monarques et des présidents, assez habiles pour savoir les écouter, leur prodiguer des conseils, leur faire de fausses confidences, les recevoir à leur table. On en parle dans les salons… Qu’importe s’ils n’ont pas tous l’entregent de Rastignac ; ils n’en sont pas moins utiles. Du moins se plaisent-ils à le croire. Car ils ont leur sagesse : à trop s’éloigner du trône, on finit par se marginaliser soi-même, et c’est bien ce qu’ils redoutent. Plus proche du pouvoir, plus proche de l’événement et de la décision. Ils en sont fermement persuadés. Jusqu’au moment où le pouvoir chancelle puis bascule. Sont-ils alors pris au dépourvu ? Ne les sous-estimez pas : ils ont acquis assez de savoir-faire pour se retourner en temps opportun. Ils s’agitent, font du bruit, brassent beaucoup d’air mais, pour que l’histoire retienne leur nom, il faut qu’un Balzac se soit attaché à les observer avec la précision d’un entomologiste en vue de mieux les brocarder.

En dehors du contemplatif, moins détaché qu’on ne le croit, et de l’ambitieux, fourvoyé, il reste un seul autre modèle possible : celui de l’intellectuel qui ne se propose pas de laisser un nom dans les chroniques, qui n’a même pas l’illusion de peser sur l’évolution des idées et des événements. Et qui malgré tout se bat, fût-il convaincu d’avance de perdre son combat. On le dira modeste, désintéressé : c’est pourtant lui qui atteint les sommets de l’orgueil et de la plus haute ambition, alors que tant d’autres s’égarent dans les marais d’une banale vanité. Pis : on le dira idéaliste, rêveur, accroché à une chimère, alors que, dédaignant la mousse qui pétille dans les salons, il s’attache à des réalités que les hommes de pouvoir ne savent pas ou ne veulent pas voir.

Car les vérités du pouvoir (pouvoir de l’État, pouvoir des partis d’opposition, pouvoir de l’argent, pouvoir de ceux qui orientent et décident) ne peuvent pas être les siennes. Il sait qu’autour de chacun de ces pouvoirs gravitent une multitude de compétences et de talents, et qu’il n’a rien à faire parmi eux parce que, par définition, sous peine de se trahir, celui qui tente de penser et d’écrire n’a d’autre choix que de révéler ce que tout pouvoir s’efforce de cacher, d’exposer en pleine lumière ce que tout pouvoir veut présenter sous l’éclairage le plus favorable, de mettre le doigt sur les contradictions et les impostures, d’attirer les regards sur ce qu’il peut être difficile de percevoir, d’écouter ceux qui ont peu de moyens de se faire entendre, de traduire ce qu’ils disent parfois si bien alors que nul ne les écoute.

Face aux cohortes de thuriféraires des différents pouvoirs, il campe sur une position résolument critique. A peu près seul. Socialement inconfortable. Humainement heureux et pourtant inquiet. Mais obstiné. Le devoir de critique ne l’autorise certes pas à tout dénigrer, mais l’oblige à d’incessantes recherches, la curiosité toujours en éveil, loin des faux-semblants, loin des modes et des engouements. Nécessairement minoritaire, il lui importe peu d’être considéré comme un « marginal ». Car il sait que, pour tout homme de pouvoir, ne s’intéressant qu’aux moyens du pouvoir, les « marges » englobent les multitudes de ceux qui, précisément, n’ont aucun pouvoir.

Aux yeux du monde, il est déraisonnable. On lui dira que là est sa faiblesse, qu’il a tort de vouloir avoir raison contre tous, qu’il a un fichu caractère – il faudrait lui fournir l’adresse d’un psychiatre. Car chacun doit vivre avec son temps, s’adapter à la société dans laquelle on n’a pas choisi de vivre. Mais, devant la succession des modes éphémères, il n’a pas le goût des contorsions et revirements indispensables pour toujours se conformer à l’air du temps. On le disait idéaliste et naïf, mais voilà que, s’il poursuit dans la voie choisie, on le dit arrogant.

De fait, cette accusation s’appuie sur des preuves solides. Il ne s’est pas laissé porter par les grandes vagues d’engouement pour le communisme (il était donc un aimable intellectuel petit-bourgeois), et pas davantage par le puissant reflux qui, sans discrimination, jette aux orties tous les outils de l’analyse marxiste (le voilà donc stalinien). Il a décrit l’avide gourmandise du capitalisme d’outre-Atlantique (il était donc anti-américain), mais ne voit pas dans l’étatisation le remède à la crise (c’est un agent de l’impérialisme). Il a beaucoup écrit sur l’exploitation des peuples dominés (mais comment ne pas le pardonner à un idéaliste et s’obstine dans la même veine (c’est un cynique qui ose proposer en modèle les tyranneaux du tiers-monde). Il n’a pas cédé aux paniques de la guerre froide (c’était un pacifiste à tout crin), il n’avale pas les définitions officielles de la détente (le voilà devenu prophète de malheur, annonciateur d’apocalypse et, pour tout dire, fauteur de guerre).

A vrai dire, il s’en moque. Énormes sont les moyens mis en œuvre pour conditionner l’opinion publique, et, dans leur immense majorité, ces moyens – à la fois intellectuels et matériels – sont aux mains des hommes de pouvoir, directement ou par relais, administrativement ou par complaisance. Une société peut, dans de telles conditions, se permettre de sacrifier aux rites de la démocratie chaque fois que cela ne porte pas atteinte aux intérêts des puissants, mais ses dirigeants savent bien qu’elle changerait de visage si la démocratie était libérée de ses entraves. Voilà bien le danger. Pour tenter de l’écarter, il faut convaincre le grand public que, en dépit d’incontestables déficiences, la société libérale avancée est quand même plus agréable à vivre que tout autre modèle existant de par le monde. Aucun effort ne sera donc négligé pour dénoncer les tares – ostensibles, éclatantes – des autres systèmes. Et pourquoi pas, si un exercice aussi salubre ne détourne pas le regard des tares du système dans lequel on vit ? Mais la critique se porte plus volontiers sur autrui que sur soi et finit par donner un caractère anodin et bénin aux injustices commises chez soi.

Nous sommes ici, en Europe. Et c’est ici que nous pouvons nous battre, à l’intérieur même d’un système qui, dans ses propres frontières comme, par de multiples ramifications, bien au-delà de ses limites géopolitiques, n’a rien d’innocent. Les pouvoirs constitués ont mobilisé, à leur service, une nuée de compétences, d’intelligences – et aussi, de plus médiocres talents – pour entretenir et développer les mécanismes qui accaparent la richesse, la distribuent inégalement, nourrissent les privilèges, cultivent la corruption, sympathisent avec les dictatures, exploitent des centaines de millions de misérables, accumulent les rancœurs, les désespoirs et les haines, préparent l’explosion qui demain emportera tout ce que les hommes au pouvoir prétendent conserver.

Il est grand temps de procéder à des révisions radicales si l’on veut conserver ce à quoi nous sommes le plus attachés : libertés individuelles et publiques, pluralisme philosophique et politique, mode de vie, etc., toutes choses qui seraient irrémédiablement compromises si l’on s’agrippait à leurs formes extérieures plus qu’à leur contenu, à leurs apparences plus qu’à leur signification.

Sans doute est-ce être conservateur que de refuser les miroitements de nos sociétés pour aller à l’essentiel, de dénoncer l’optimisme des promesses qui ne peuvent être tenues, de montrer les dangers sur lesquels les gouvernements sont étonnamment discrets, de contester le discours officiel qui, à travers la « détente » comme dans la « guerre froide », dans la crise d’aujourd’hui comme hier en pleine expansion, se déroule, imperturbable, sûr de lui, rassurant, alors que, de compromis en reniements, de tromperies en replâtrages, il conduit vers le désastre.

Tel est bien le devoir de critique qui s’impose à quiconque veut observer, analyser, comprendre, expliquer. Y renoncer serait abdiquer toute liberté d’esprit face aux hommes de pouvoir, quelle que soit la forme de leur pouvoir. Sceptique, plutôt que de se joindre au chœur des laudateurs. Irrévérencieux, pour ne pas participer au vaste concours des complaisances. Lorsque la tâche devient ou paraît trop lourde, certains choisissent alors le confort trompeur, les illusoires facilités et les vaines satisfactions que procurent les antichambres du pouvoir, des pouvoirs, sans se rendre compte qu’ils immolent leurs qualités d’esprit sans pour autant prendre prise sur le pouvoir.

Mieux vaut alors, seule voie honorable, s’adonner à la contemplation.

Claude Julien – Directeur du Monde diplomatique de 1973 à 1990.

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