Une femme en bleu, Michèle Jullian

Une femme en bleu, titre du dernier livre de Michèle Jullian, est le fil d’Ariane ténu qui en dévide l’univers dichotomique et binaire. Dichotomique, parce que chacun des personnages tait ce qu’il pense et fait semblant d’être ce qu’il n’est pas. Binaire, parce que les êtres et les choses vont par couple. Claire et Sasha, Amata et Shanti, Linh et le Vietnam, Amata et Nong, l’Occident et l’Asie, la Thaïlande avec elle-même.

En Occident, du moins celui restreint au cercle parisien de quelques bienheureux nantis, par héritage ou grâce à leur travail, les apparences sont lisses, confites de routine confortable. Le dialogue s’étrangle et le silence se fait langage. Entre Claire, femme sacrificielle bon chic bon genre, tendance gauche caviar, obsédée par le temps qui a vampé toutes ces années où elle s’est laissée couler égoïstement dans la futilité d’une vie pelliculée du souvenir de sa célébrité de vedette hypermédiatisée, et Sasha, son mari, astronome brillant et adulé du public, patriarche despotique et narcissique qui préfère, aisance matérielle oblige, méditer sur la course des étoiles plutôt que sur les contingences terrestres, se glisse Amata, l’enfant adopté, arraché à la misère ordinaire à laquelle la Thaïlande condamne la plupart des siens. Comme beaucoup de mômes abandonnés et adoptés, elle a compris instinctivement qu’elle devait se fondre dans le décor afin de ne pas bousculer l’enfer paisible de ses parents adoptifs. Entourée de leur amour égoïste qui ne cesse de se dérober et derrière lequel se faufile leur sexualité absente, elle grandit en enfant trophée et en silence, maladivement attentive à la moindre de leur sollicitation, énoncée ou devinée. Linh, sa grand-mère maternelle, otage volontaire d’un Vietnam qui l’a vu grandir et dont le souvenir nostalgique imprègne et rythme toute la vie, comprend la blessure secrète de sa petite-fille. Comment savoir où l’on veut aller si l’on ignore d’où l’on vient ? Cette grand-mère dans laquelle Amata se reconnait est l’ancrage d’une quête qui la conduira, après avoir décroché le baccalauréat, de Paris à Bangkok, puis de Bangkok au pays Isan.

A l’enfermement patiemment construit de la jeune Amata répond l’exubérance clownesque de son ami indien, également adopté, et affublé d’un prénom de fille, Shanti. Ses racines, sa famille biologique ? Elles s’arrêtent à Dum Dum, au nord de Calcutta, un slum dont il revendique la géographie sans désirer en savoir plus. Amata lui servira donc de guide virtuel à travers son propre voyage à la rencontre d’une mère furtive.

Nous voilà plongé dans une Thaïlande faite de chair et de sang, de larmes et de rêves, de jours maigres et de nuits fastes où la plume de Michèle Jullian prend enfin son envol. Ce n’est plus son intellect d’occidentale qui écrit, mais sa nature profonde qui s’y révèle. Elle aime ce pays comme si, à l’instar de Linh au Vietnam, elle y respire la liberté de s’autoriser à être enfin ce qu’elle est. La Thaïlande est sa terre d’adoption. Et pour l’avoir choisie, elle lui voue un attachement viscéral, quoique empreint de lucidité. Car la Thaïlande n’échappe pas à cette dichotomie planétaire où la ville s’oppose à la campagne, le riche minoritaire au pauvre majoritaire, le zapping moderniste et m’as-tu-vu à la culture traditionnelle, le consumérisme made in Occident au nécessaire chiche, la peau claire à la peau sombre. De contrastes en oppositions, la liste est longue. Même la pluie n’y échappe pas. Il y a celle de Bangkok qui « n’est plus nécessaire… Elle est même un problème, car elle crée embouteillages et inondations. », alors qu’en « Isan la pluie c’est la vie, aussi précieuse à la terre que le nam djaï est indispensable aux hommes pour qu’ils vivent bien ensemble. », explique Nong, compagne déjantée de ce voyage improbable où Amata prend peu à peu conscience qu’elle est trop occidentalisée pour saisir pleinement l’âme fuyante de ce pays. Elle s’en approche sans doute parfois, comme le lecteur, quand la magie de l’écriture opère. En pays Isan fort bien décrit, on est la lourdeur des nuages qui recouvrent de leur chape humide, les vagues vertes de la forêt. On est le parfum de la terre mouillée et le chuintement de la pluie. On est la vieille femme assise sous son porche qui berce un bébé dans son hamac. On est les deux grands-mères thaï qui dévisagent Amata, la farang qui « représente l’argent, qui crée des processus d’espoir et suscite des désirs ». On est cette réalité âpre, celle d’un pays où « on laisse les enfants mourir de faim sur la terre de leurs ancêtres et les jeunes filles se prostituer pour rembourser les dettes de leurs parents » et pour la pathétique jouissance sexuelle des Blancs, congés payés et expatriés. On est cette mère, cette femme en bleu, usée avant l’âge, qui un jour, s’est dit : « avec eux, ma fille aura tout. Avec moi, elle n’aura rien ». On est l’impuissance.

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 12 juin 2015
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Une femme en beu, Michèle Jullian
Eds Fortuna, 2015
ISBN : 978-2-87591-050-9

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