La SHOAH des BLES, Mélanie Talcott

Ce texte est extrait de mon livre actuellement en cours de rédaction « Emmerder les non vaccinés ?« .
(titre sous copyright)

 

Tout en versant quelques gouttes de son breuvage enchanté, sur la tête de son protégé, Deep Blue le Jedi lui dit dans un sourire :
— Je t’emmène vérifier la métaphore de notre ami quant au besoin insatiable des humains d’asservir la Nature en la vidant de sa quintessence. Francis Bacon 1, le philosophe, l’a formulé autrement : « On ne peut vaincre la Nature qu’en lui obéissant. » Au propre comme au figuré, quelle que soit l’époque et quel que soit le contexte, le blé fut, est et sera une arme géopolitique.

La vue de Louis se brouilla. Les bruits s’estompèrent les uns après les autres. De son doigt boussole, le Jedi lui fit signe de le suivre. Une route montait, puis descendait et remontait tel le dos d’un dragon, avant de s’immerger dans un horizon embrumé de nuages pâles. Rectiligne comme un ruban, elle traçait une cicatrice bitumée entre des vastes champs de blés mûrs. Une légère brise soufflait. Il s’enfonça dans cette marée blonde qui s’ouvrait devant lui. Les bras ouverts et tendus, la tête rejetée en arrière, son corps se balança malgré lui, calquant son rythme sur l’ondulation des blés qui avancèrent et reculèrent alors en gerbes gracieuses. Il les effleura doucement du bout des doigts, geste auquel il associa la main rugueuse de son grand-père lorsqu’il le guidait dans ses champs. Tissant une dentelle autour de son corps, les blés l’enveloppèrent et le conduisirent vers un érable aux branches nues et desséchés, au pied duquel se dressait fièrement un blé invraisemblable à la tige terreuse et si haute que ses congénères massés autour et pourtant de belle allure, semblaient chétifs.
— Jeune Louis et Deep Blue le Jedi, bienvenue à notre Confrérie des Blés Anciens, le salua-t-il en inclinant ses épis noirs bleutés aux glumes bien pleines. Je me présente : Sir Triticum Japhabelle.
L’adolescent sursauta.
— Vous parlez ? s’étonna-t-il stupidement.
Il entendit le fou-rire rire gouailleur du Jedi. Il leva les yeux. Il était assis sur la trogne de l’érable.
— Pas seulement moi, mais toute la Nature. Tout y est vibration. Des sons inaudibles à vos oreilles humaines, lui répondit Sir Triticum Japhabelle.
— Pourquoi ne les captons-nous pas ?
— Sans doute parce que vous êtes tellement bruyants, que vous en êtes devenus sourds comme des pots. Et peut-être parce que vous ne croyez qu’à la Raison et au Verbe, persuadés que vous seuls êtes capables d’intelligence et de perceptions sensibles, bien que nous autres, plantes, arbres, animaux et tous les êtres vivants, communiquons depuis toujours par ce canal de fréquence invisible. En ce moment même, je dialogue ainsi avec toi.
— Pourquoi avec moi ?
— Deep Blue t’a conduit jusqu’ici pour que je t’explique à travers ma propre histoire comment vous en êtes arrivés à ce merdier. Plus d’insectes, plus de coquelicots, plus de bleuets, plus d’oiseaux. Printemps muets, étés funèbres. Grenouilles, hérissons, vers de terre qui tirent silencieusement leur révérence. L’eau et toutes les rivières sont polluées, toutes les mers sont polluées, le moindre ruisseau… La pluie est polluée. Même la lune ! Là où vous vous installez, vous déposer votre caca, vos poubelles pour l’éternité. Mais « the show must go on ! » comme vous vous plaisez à le répéter sottement ! Je vais te dire un truc : heureusement Petit, que toutes les plantes et les animaux et tout le Vivant, nous communiquons entre nous pour contrecarrer la mise en danger de notre terre par l’Homme. Si aujourd’hui, vous êtes atteints de fièvre écolo, il y a belle lurette que nous, nous avons déclaré l’état d’urgence d’autant plus que la souffrance des écosystèmes, vous n’en avez toujours rien à glaner.

Un frémissement parcourut l’étrange confrérie. Certains épis se redressèrent fièrement, les uns excités par ce souffle de rébellion, les autres affichant clairement leur arrogance. Tremblotant d’une crainte diffuse, la plupart se dissimulèrent les uns derrière les autres, docilement soumis à leur lâcheté résistante ou manifestant leur indignation mutique, par l’agitation incontrôlée de leur tige.
Incroyable, on dirait des humains, pensa Louis, tandis que plus aventureux, des épillets lui caressaient les jambes.
— Tu ne crois pas si bien dire ! Et tu sais pourquoi ? Parce que vous avez défait la Nature à votre image, lui rétorqua Sir Triticum.
— Défait ? Je ne comprends pas…
— Regarde, mais regarde autour de toi ! Jaune, jaune… Du jaune partout. Une immensité horizontale ! La plupart d’entre nous a été conçue en laboratoire par des géniteurs experts hyper-urbanisés, obsédés par le rendement et le monochromatisme. Une seule file, une seule tête, une seule couleur dominante. Exactement comme dans votre société hégémonique. Le Blanc, le blanc, le blanc… Tu te rends compte, jeune homme, même la désobéissance des céréales, celle qui nous permettait de nous associer librement pour en créer une nouvelle de manière que l’on puisse s’adapter, vous l’avez matée. Vous l’avez supprimée. Vous ne voulez pas que l’on se reproduise de manière diversifiée. Juste que notre cycle reproductif soit dépendant de vos désirs ! Partout. Autrefois nos épis, eux, avaient le sens de la palette : rouge, bleu, pourpre, ocre, roux, blond, noir, toutes les nuances du doré. Mais aujourd’hui, soupira-t-il, plus rien de ce que nous fûmes n’existe ou si peu ! L’extinction du blé ancien n’a jamais préoccupé qui que ce soit. Son épuration génétique, si !
— Et qu’avez-vous été ?
— De solides et joyeux nomades qui durant des millénaires, avons pris racine partout où nous sommes passés et avons partagé notre savoir et notre expérience au gré de nos rencontres, jusqu’à ce que l’homme, de cueilleur et chasseur, devienne sédentaire et nous manipule, nous sélectionne, nous atrophie, nous hybride, nous castre, nous circoncise, nous catalogue, nous enclose jusqu’à nous, biotechnologiser, exactement comme vous le faites avec vous-même, avec vos esprits et vos corps. Mais nous a-t-il conquis ? Moi, Sir Triticum, j’en doute.
Une voix, encouragée par des murmures, s’éleva.
— Ouais, le Vieux a raison… Y’en a marre. On se ressemble tous maintenant. Alignés sur une taille standard : cinquante-cinq centimètres. Nanifiés génétiquement pour cause de performance au rendement. Tous calés sur le même temps de vie. Tous juste bons à produire. Tous exploités jusqu’au bout de l’épi !
Mince, il y a aussi des gilets jaunes chez les blés !
— C’est vrai ça, renchérit un autre sans que Louis puisse repérer précisément qui avait pris la parole, on nous a vendu la farine panifiable comme s’il s’agissait d’un nouvel ordre sur lequel il fallait miser, investir et épargner. Vous verrez, qu’on nous disait, c’est une chance et la santé pour tous. Nous, on s’est roulés dans la promesse du mieux vivre avec délectation. Notre blé allait faire sauter la banque ! Et qu’est-ce que l’on a récolté en échange ? Une vie sans intérêt, liberticide et à crédit !

Les épis s’inclinèrent en une longe vague et tinrent, barbes contre moussoles, de brefs conciliabules dont le vent distilla le murmure que le Jedi recueillit d’un habile coup de chapeau. Puis il se jucha sur l’épaule du jeune garçon et le lui souffla dans l’oreille. Louis se redressa, remit de l’ordre dans les épillets qui maintenant lui entouraient la taille et partaient à l’assaut de son torse.
— Celui qui vient de parler s’appelle Rubisko, une vedette chez les céréales, tout comme moi. Moi c’est Albator. Tous deux blés d’hiver résistants au froid et armés jusqu’au trognon contre la plupart des bioterroristes. Faut que vous compreniez, M’sieur Louis. Au début, ça nous a semblé chouette tous ces progrès. On ignorait encore que lorsqu’il est imposé, le progrès devient pouvoir. Faut dire que mes grands-parents en avaient drôlement chié, mes parents aussi, mais un peu moins. C’est qu’à leur époque, leur grande taille leur compliquait salement la vie. Imaginez la scène ! Ils avaient la fâcheuse tendance de verser sous l’effet de leur propre poids. Quand il pleuvait fort ou que soufflait un vent mauvais, ils se retrouvaient tous couchés les uns sur les autres, épis et tiges cassés. Une vraie hécatombe ! Souvent, ils mouraient étouffés. Sans compter toutes les bestioles qui leur minaient la santé. Ah ça non, c’était pas la joie. J’vous parle même pas du rendement ! Et vous le savez, sans rendement, pas de blé ! Heureusement qu’y’a eu la guerre, la première et la seconde.
— Qu’est-ce qu’elles viennent faire dans votre histoire ? Je ne vois pas trop le rapport, l’interrompit-Louis en ouvrant de grands yeux.
— Écarquille tes mirettes autant que tu veux ! Mais à nous les céréales, les nitrates contenus dans les bombes, les obus et les munitions, ça nous a fait un bien fou. La terre en était gorgée ! Ça a été notre révolution sexuelle. Ça poussait partout, grand, dru et fort ! Ce qui n’a pas échappé à l’industrie chimique. Ni une, ni deux, elle a recyclé la mort. Finis les échanges qui se faisaient naturellement et spontanément entre ciel et terre. Augmenter rapidement le rendement était l’innovation d’une révolution verte heureuse. Et pouf, un shoot d’azote, le LSD des céréales. Dans la foulée, on nous a refait une beauté esthétique et génétique afin de nous raccourcir, histoire que le nitrate nous entre mieux dans la peau, surtout dans les tiges secondaires. Et puis, quand t’es une plante naine, t’as moins besoin de racines. Tu fais moins de photosynthèse aussi, ton grain est donc moins riche. A tout mal son remède, comme on dit chez vous ! Faut dire à partir du moment où une plante est nourrie artificiellement, pourquoi elle se casserait le cul à aller chercher en profondeur ce dont elle a besoin ? Vous autres, les humains, fonctionnez exactement pareil. Pourquoi chercher à obtenir par vous-mêmes ce que l’on vous donne par l’assistanat ? Déboussolés, qu’on est devenus. Mais en ordre. En ordre et encore en ordre. Demandez à Monsieur Japhabelle si vous me croyez pas !
— Certain pour les nouvelles générations, mais les vieux comme moi, n’avons jamais eu besoin d’être dopés. On concentre l’énergie de l’air et de la terre dans nos épis, sourit Sir Triticum. Tu sais, Louis, j’entends souvent dire que les blés anciens sont nés du croisement spontané entre graminées sauvages, comme si poussés par une impérieuse envie copulatoire de nos génomes, on s’était jetées aveuglément les unes sur les autres. Et bien, pas du tout !
— Vous voulez dire que c’est pensé ? J’hallucine !
— C’est ton ignorance qui hallucine. Plus on sait, plus on peut… Le slogan de l’intelligence humaine ! Or la Nature répond à des lois. En toute indépendance. Quand vous faites un enfant, c’est la même chose. L’ovule, votre planète biologique interne, après la danse nuptiale des spermatozoïdes autour d’elle, repère dans les quelques survivants, immobiles autour de lui, lequel est le plus apte à transmettre la vie. Dialogue vibratoire ! Il ne choisit pas forcément le plus beau, ni le plus fort. Je te l’ai dit. Le vivant vibre, émet et reçoit. C’est exactement qui se passe. Qu’est-ce que tu as à m’offrir ? Ceci. Et toi ? Cela… Et hop, marché conclu. Une transaction multimillénaire que les apprentis sorciers de l’ADN et de l’ARN ont détricoté en laboratoire à coups de pipettes, de boîtes de pétri et de cultures cellulaires ! Et voilà le résultat : tous mutants ! Pasteurisés, homogénéisés, vaccinés, immunisés, stérilisés, clonés.
— Vous y allez un peu fort, Monsieur Triticum… Tout n’est pas…
— Ben si justement, continua-t-il d’un ton pétillant de malice. Heureusement la mémoire remet toujours de l’ordre dans le chaos des faits, même s’il y a mille façons de s’arranger avec elle, comme il y en a de mourir. Au bout du compte, tout semble définitif. Et pourtant rien ne l’est jamais. Tout continue sous une autre forme. Après avoir flingué les êtres humains, le nitrate a fait du blé, un mutant allaité aux désherbants, aux fongicides et aux insecticides, capable de pousser à l’identique sur n’importe quel terrain. Tu vois le topo ?
Louis acquiesça d’un signe de tête.
— Et tu voudrais que je sois écolo ? Et ben non ! J’ai les épis en boule et le mot est faible. Tu sais pourquoi ? Parce qu’avant la mondialisation des êtres humains, il y a eu celle de la Nature. Produit et ferme ta gueule ! Les mêmes schémas de production, les mêmes techniques reproductibles, les mêmes semences partout. Et quand on pense que la transmission de la vie se fait par la semence ! Ou plutôt se faisait ! Dire que vous en êtes mêmes arrivés à choisir vos mômes sur catalogue, à leur retoucher à eux aussi le portrait génétique. Vous projetez même de les élever en serre comme les tomates, dans des utérus artificiels ! Vu le tableau, je préfère être un rescapé du progrès.
La nuit était dense. Plus rien ne bougeait. Un lourd silence. Il reprit :
— Ce que nos ancêtres, les tiens comme les miens, révéraient et craignaient, allait dans le sens de la vie et était nourri de l’observation des forces invisibles qui animent la Nature. Aujourd’hui mon enfant, vous pleurez sur sa dépouille et elle pue déjà. Vous continuez à croire à sa survie, voire à sa renaissance tel un phénix, comme vous croyez en ce futur que vous promettent vos jet-setteurs et fashionistes en politique. Et je te le dis, mon garçon, au nom de celui-ci, ils continueront à épuiser la terre, à la dépouiller de son humanité et pour finir, se prendront eux-mêmes pour les nouveaux dieux, tandis que vous sucerez des pailles en bambou pour laver les océans de vos déchets.
— L’écoutez pas ! Le vieux, il vous flingue l’avenir avec ses radotages. Anvergur que je me nomme. Je suis également très demandé dans les champs. Rubisko, Albator et moi on est le trio gagnant, les traders du blé. Eux les tendres et moi, le dur. Et sans nous, peut-être que vous seriez plus là. Le blé, c’est comme les patates ! Vital… Nous sommes la race des transgéniqués ! Les start-up de la planète-nation. Et fiers de l’être.
— Votre fierté et votre sottise vous déshonorent, mon petit Anvergur. Vois-tu, avant on était dur, épais, mou, sec, rigide, orgueilleux, flexible ou lâche, lui répliqua doucement le vieux Triticum. C’est ce qui faisait notre diversité dont on était orgueilleux, à juste titre. Maintenant, tout le monde se courbe suivant le même angle. Tout le monde est à la même hauteur, monochromatique, dans l’ordre et aux ordres. L’ordre ? Parlons-en, ça n’existe pas. La ligne droite n’existe pas. Un programme informatique pour faire des lignes droites dans un champ, c’est du délire ! La ligne courbe, les angles, les fissures ne nous seraient pas utiles ? Mais, il n’y a rien de surprenant dans tes propos ! Tu peux parler ainsi parce que tu as la mémoire en jachère. L’eau, notre sang, les saisons… Tu ne sais rien, tu en ignores les beautés et les nuances. Tous en cornue. Céréales foetales, on vous met en gerbe, on vous formate comme les humains l’ont fait avec les jeunesses hitlériennes. A la sortie, tels des tournesols tétanisés, vous avez tous le même regard tourné dans la même direction. Cargill, Monsanto, Dupons, Sygenta, Limagrain, Bill Gates, le FMI, l’OMS… Les dictateurs du Vivant. Et j’en passe !
— J’ai du respect pour toi, Sir Japhabelle, l’interrompit Anvergur. Mais tu es le passé. Tu es mon ancêtre. Mon Grec, mon Sumérien, mon Mésopotamien, mon Egyptien. Mon musée. Vois-tu, nous, nous sommes des milliards. Oui, nous sommes lobotomisés. Oui nous sommes esclaves. Mais toi, tu es tout seul.
— Lobotomisés consentants, tout de même, souligna Sir Triticum.
—Si tu le dis ! Oui, on préfère la quantité à la qualité, l’ignorance au savoir, la médiocrité à l’excellence. D’accord, on n’existe pas comme individus, on est même substituables. Après chaque moisson, on est remplacé par des milliards de copies conformes aux registres des semences. Mais ta liberté à quoi sert-elle ? L’authenticité n’est pas le garant de la liberté, mon frère. Faut se donner les moyens de sortir du lot. La diversité, c’est bien, à condition qu’elle s’intègre. Faut pas déconner, tout de même. C’est quoi ton futur ?

Louis jeta un regard circulaire sur l’attroupement qui s’était peu à peu formé autour de la confrérie des blés anciens, s’observant les uns les autres et engagés dans un dialogue silencieux. Anvergur semblait enchanté par cet auditoire qui l’écoutait, l’approuvait et même l’applaudissait.
— Écoute vénérable Japhabelle, voilà mon avis ! Si tu es libre tout seul, en fait tu ne l’es pas. Mais si tu es des milliards de prisonniers assistés comme nous, tu n’as plus aucun problème ni à te poser, ni à résoudre. Nous sommes solidaires dans la dépendance. Plus d’eau à aller chercher, plus de bouffe à puiser dans le sol. On te fournit tout. On te file le biberon, on te change les couches, on te vaccine comme on le fait pour un enfant. Les insectes t’attaquent ? On t’envoie dare-dare des scuds. Cool, non ? Mais toi, le résistant, l’anachronique, l’Ancien, c’est quoi ta projection dans le futur, en dehors de polémiquer ou de finir dans une vitrine de musée, épinglé comme un papillon fossile ? Okay, je répète : tu es notre Egyptien, notre Mésopotamien. C’est super ! Mais ni toi, ni moi, nous avons choisi. Donc, ma question c’est… La moissonneuse vient, elle nous génocide, mais des milliards repoussent derrière. Toi un simple coup de faucille, et hop, adios amigo. Tu n’es plus capable de te reproduire puisque tu ne disposes plus d’un écosystème libre autour de toi. Il faut recréer un environnement spécialement pour toi, une île protégée mais entourée de pays immenses et prédateurs. Notre blé contre le leur. En fait, il faudrait t’appeler nostalgie, car tu n’as d’autre utilité que d’être la mémoire de ce que nous avons été. Notre job à nous, c’est de nourrir des milliards d’individus.
— Et oui l’Ancien… Dis-nous à quoi tu sers, lança une voix, puis une autre. Tu nous coûtes cher, tu ne nous rapportes rien. Au contraire, pour que tu revendiques la qualité de tes grains, il faut que l’on bosse pour toi ! Il vaudrait mieux que tu disparaisses, que tu sois euthanasié.
Rubisko, Albator et Arezzo formèrent une gerbe, les épis bien en l’air.
Trois blés verts arrogants ! Des kékés cyniques ! Il ne leur manque plus que de jouer du fléau !
— Oui je sais, reprit sarcastique Albator. On le sait tous, hein les copains ! Il est tout seul. En voie d’extinction. Il n’est plus bon à rien. Il nous sert juste de livre d’histoire. On le sait tous, hein !
Si certains épis tentèrent de protester, ils furent submergés par tous ceux qui baissèrent la tête.
— Vois-tu, l’aïeul de tous les blés, continua rigolard Rubisko, même si tous ici, on ne pense pas loin, on fait. On nourrit des milliards de gens. Toi, tu penses très loin, mais tu ne peux rien faire. Rien. Juste créer un petit ghetto écolo. En fait, tu es un petit village d’Astérix, le petit village de la résistance, le petit village qui veut nous faire croire en plus qu’il est dans la continuité de l’authenticité de nos ancêtres. Tout ça… Mais qui l’a dit ? Qui le dit encore ? Les choses évoluent ! Qui dit que je suis moins pur que toi ? J’en ai marre qu’en tant que blé ancien, tu te prennes pour je ne sais qui. J’en ai marre que tu sois notre Sumérien de service. Moi, je te demande : si le biotope qui fait ce que tu pourrais être, n’existe plus, pourquoi es-tu encore là ? Qu’est-ce que tu espères ? Qu’est-ce que tu attends ? Une révolution totale et globale ? Si tu le crois encore, t’es vraiment dur de l’épi. T’as toujours pas compris que l’Homme ne veut pas changer ? Et que demande-t-il cet homme ? D’avoir la bouffe sur la table ! D’où elle vient, comment elle vient, il en a rien à foutre . Il va sauver les baleines, s’indigner contre l’élevage en batterie des poules, arracher des plants transgéniques, mais il ne va pas mouiller sa chemise pour ses frères humains qui crèvent de faim. Il va pas sauver tous les arbres qui lui fournissent du papier. Il a ses amours. Et t’en fais pas partie. Nous si. On est l’avenir.
Louis secoua vigoureusement la tête, faisant tomber les ingénieux épillets qui jouaient avec ses mèches et basculer Deep Blue qui s’envola précipitamment. Il hésita un instant entre dire et se taire.
Toi qui ne sait même plus où tu en es, t’es gonflé de vouloir intervenir. Les céréales, tout ça, tu ne t’y es jamais intéressé, sauf pour convenir que le pain d’aujourd’hui est dégueulasse. Mais en même temps, tu as appris beaucoup de choses grâce au Jedi.
— Pardonnez-moi d’intervenir, bredouilla-t-il. Ils n’ont pas complètement tort, même si ce n’est pas agréable à entendre. Tout sage que vous êtes, Sir Triticum, vous ne suffiriez plus à cette inépuisable tâche alimentaire. Je ne connais pas grand chose de votre monde, mais sur l’histoire du blé mon grand-père en connaissait un bout. Il répétait tout le temps que le blé, et non les armes, pouvait à lui seul décider de l’avenir de l’humanité.
— Et il avait raison, intervint le Jedi. Certes, il est moins flambeur et plus modeste que le pétrole. Certes, il attise moins les convoitises que l’uranium, mais il n’empêche qu’il est un produit vital dont la culture a toujours été l’objet des enjeux des puissances étatiques. Sans blé, vois-tu, aucune sécurité. Pour n’importe quelle puissance économique, avoir ses greniers pleins est non seulement assurer sa stabilité, mais aussi un atout stratégique s’il en exporte. En manquer, c’est être vulnérable. La plupart des révolutions a commencé par là, non ?
Sir Triticum se rétracta sur lui-même, secoua ses épis. A gauche, puis à droite.
Il est grave vénére,pensa l’adolescent.
— Détrompe-toi, je ne suis pas en colère. J’éprouve un immense chagrin pour l’humanité. Nous avons perdu sa chaleur, le contact de sa main, son attention bienveillante. Nous ne participons plus à ses rites, nous subissons ses fantasmes. L’Homme a fait de la Nature, sa pute domestique. Nos trois traders n’ont pas tort. Avec la création de la Cité, l’être humain s’est fait servir. Il a oublié ce que c’était d’aller au puits, de se casser le dos sur la terre, de cueillir un fruit ou ramasser des mûres. Aujourd’hui, il achète le produit fini. Vous ne vous rendez même pas compte à quel point les dictatures que vous avez fomenté dans les céréales et partout dans la Nature, vous les intégrez ensuite en vous-mêmes. Si tu manges une céréale infirme, issue du laboratoire, tu inities dans ton intimité ce même fascisme. Vous faites tous comme si cela ne vous concernait pas, mais quand tu manges un aliment pesticidé, tu manges la pensée qui va avec. Une patate botoxée aux anti-germinants, la banane comateuse que l’on réanime en chambre à gaz, te nourrit en te polluant. Et je te raconte pas avec les criquets d’élevage ou la viande de synthèse qui guettent ton alimentation au prétexte de sauver ta planète ! Alors oui, j’ai du chagrin. A l’allure où vous y allez, vous finirez par vous retrouver seuls et ce sera votre fin. Mais t’inquiète jeune homme, la Nature, elle, ne versera pas une larme. Va-t-en maintenant, elle arrive.
— Qui ?
— Elle… La moissonneuse.
Ne sens-tu pas la terre vibrer ? Une dernière chose : tu sais, il m’arrive de rêver que les plantes, les arbres, les animaux, enfin tous ces univers que vous saccagez avec vos défécations mentales, vous flanque un procès pour génocide du vivant. Qu’ils vous jugent et qu’ils vous infligent une moissonneuse. Car enfin, quand je vois ces gigantesques engins s’avancer vers nous comme d’énormes sauterelles, quand je vois le type dans ce vaisseau spatial climatisé et insonorisé, assis sur son fauteuil ergonomique qui écoute, casque aux oreilles, du tintamarre musical en tapotant sur son smartphone, quand je vois cette machine rouler toute seule, guidée par un GPS et où on n’a même plus besoin de tenir le volant, je pense aux mecs qui balançaient du napalm au Vietnam au son de la Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner. Quand je vois les énormes phares balayer la nuit les champs et se la jouer scène de crime, quand je vois leurs rouleaux entrer en action et nous décapiter sans état d’âme, je pense à tous ces braves gens qui beuglaient Heil Hitler et qui sont peut-être les mêmes aujourd’hui, qui braillent Heil Monsanto, Heil Cargill ! Heil la Banque mondiale, Heil l’Europe.
Écoute petit, tous les blés sont d’accord… Heil, Heil….
Les moissonneuses, c’est la Shoah des blés.

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott –31/01//2024.
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Note
1.- Francis Bacon : célèbre par ses travaux scientifiques et philosophiques, autant qu’il l’est malheureusement par sa conduite politique et par les tourments qui en furent la conséquence, était le fils d’un homme de loi qui fut garde du grand-sceau et membre du conseil privé, sous Élisabeth, depuis 1558 jusqu’en 1579. Il naquit à Londres en 1561, et montra de bonne heure une grande intelligence. Il fit ses études à Cambridge, et, dès l’âge de seize ans, avait tellement reconnu les vices de la philosophie scolastique qu’il écrivit contre elle une brochure. Après être sorti de l’université, il voyagea, et parcourut la France, comme c’était alors l’usage en Angleterre, dans les familles riches, et comme on le fait encore aujourd’hui. Il écrivit, à dix-neuf ans, un ouvrage politique sur l’État de l’Europe.  – http://agora.qc.ca/dossiers/Francis_Bacon
– https://www.universalis.fr/encyclopedie/bacon-chancelier-francis/
– https://www.philomag.com/philosophes/francis-bacon
2. – Je ne sais pas quel est l’auteur de l’illustration, mais qu’il soit remercié !

 

Et pour accompagner la lecture de cet article : Andaluces de Jaen de Paco Ibanez

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