Interview de Chris Simon

Passionnée par les mots, Chris Simon est une auteure franco-américaine. Nouvelliste et romancière, elle est également une figure bien connue dans le milieu des « Indés », grâce à son magazine des auteurs indépendants où sont réunies de nombreuses informations concernant l’auto-édition, numérique, choix que Chris Simon a elle-même fait dès 2011. Elle a publié sa série psy Lacan et la boîte de mouchoirs. Nous la recevons à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, Memorial Tour, lauréat du jury Amazon-Kindle KDP, Salon Livre Paris 2016.

Vous avez vécu longtemps aux États-Unis et vous étiez à New York lors des attentats du 11 Septembre 2001. Vous dites que votre vie s’en est trouvée bouleversée. Pourriez-vous nous en dire plus ?
L’effondrement des tours a été un effondrement intérieur pour nombreux New Yorkais. Je n’y ai pas échappé. Les semaines et mois qui suivirent cet effondrement, on pouvait voir dans mon quartier (West Soho) le contenu d’appartements entiers sur les trottoirs. Les gens étaient morts ou n’avaient pas été retrouvés… Manhattan s’arrêtait à Canal Street (2 blocks de chez moi), nous n’habitions plus la même île, on ne pouvait plus se rendre downtown ni à pied, ni en métro. J’avais l’impression qu’une partie de l’île avait été engloutie. Nous étions dans un état de guerre, d’urgence. L’impermanence des choses nous explosait à la figure. La catastrophe passée, il a fallu reconstruire et nous reconstruire en tant que citoyen de New York. Quelques mois avant le 11 septembre, j’avais perdu mon poste de professeur, j’ai décidé de reconstruire ma vie autour de l’écriture. Jusqu’au 11 septembre 2001, j’avais plutôt mis l’écriture dans les heures de loisir. Face à la destruction, il n’y a qu’une réponse : la création.

Si l’on s’en réfère au sujet de votre dernier roman, Mémorial Tour, il y a eu dans l’effervescence de l’après-guerre une sorte de fuite en avant collective, la reconstruction à tout crin et l’oubli. Les rescapés des camps nazis n’étaient pas les bienvenus. Le silence et la culpabilité ont souvent été le seul accueil bienveillant qu’on leur a manifesté… La réponse dont vous parlez, la création, ne peut être qu’individuelle, non ?
Je n’ai pas vécu cette période, mais il y a encore des Français (ou Européens) vivants aujourd’hui qui étaient enfants pendant la guerre et qui ont sûrement des souvenirs du pendant et de l’après, ils pourraient les partager, parler pour ne pas laisser seuls les rescapés de la Shoah le faire. Il faut se débarrasser de la culpabilité pour avancer. Nous arrivons à un tournant : il n’y aura bientôt plus de témoins juifs et non-juifs de cette deuxième guerre mondiale. Je me dis que tout ceci paraîtra très loin aux nouvelles générations !
En ce qui concerne la création, je ne suis pas sûre qu’elle soit si individuelle. On ne créé pas à partir de rien. Dans les travaux scientifiques, dans l’histoire de l’art, on trouve des exemples de création collective, de mouvements créatifs. Le cinéma, le théâtre sont des arts d’équipe.

Qu’est-ce qui vous a suggéré le thème de Mémorial Tour ?
Il est difficile de déterminer quand l’écriture d’un projet a commencé, difficile de tracer l’histoire d’un roman. Si l’on s’en tient à l’activité d’écrire, l’on pourrait dire que le livre commence quand l’on passe à la phase d’écriture et que l’on en écrit la première phrase. Mais l’on sait bien que tous les auteurs n’écrivent pas leurs livres de façon linéaire et qu’ils leur faut parfois des années avant de se lancer dans la phase dite d’écriture. Je ne sais pas pour vous, mais je ne peux voir des wagons de marchandises sans penser à la Shoah et ce depuis mon enfance, du moins depuis que j’ai eu l’information de la déportation des Juifs. Ça ne m’a jamais quitté. De l’adolescence à l’âge adulte, j’ai lu nombreux romans ou récits sur le sujet.
J’ai grandi sans savoir que j’étais juive. Un matin, je me suis réveillée et j’étais différente (Un peu comme Samsa dans La métamorphose de Kafka  !) Sans doute, le terreau dans lequel pouvait germer l’idée de Mémorial Tour. Il y a d’abord eu des lectures qui traitaient de cette thématique: Virgil Gherogiu, Primo Levi, Wiliam Styon, Jerzy Kosinski, Marguerite Duras. Puis dans les années 90, dans le cadre d’une conférence annuelle qui réunit des professeurs de langues du Nord-Est des États-Unis, j’ai participé à un atelier qui s’intitulait : Comment enseigner la Shoah dans la classe de langue ? Ce qui m’a amené à étudier Mr. Klein de Joseph Losey dans une de mes classes. Le temps a passé, je suis partie pour la France, j’ai loué un appartement dans le 9e à Paris. Un jour que j’explorais le quartier, j’ai découvert dans l’arrière cour d’un immeuble voisin une plaque, commémorant la mémoire de Juifs du quartier arrêtés dans les années 40 et déportés dans les camps. La vie est faite de coïncidences. Le soir même, chez moi, je remarquais qu’une latte du parquet bougeait. Je l’ai soulevée. C’était une cache minuscule où j’ai trouvé un billet d’un dollar. Qui l’avait mis là ? Pourquoi un dollar et non pas un euro ? J’ai commencé à écrire après avoir remis le billet de banque à sa place. 5/6 pages et en 2 jours, sans me documenter, l’idée centrale étant la suivante : un couple part en voyage organisé pour une visite dans un camp de concentration, mais il va se dérouler autrement que ce qu’ils avaient imaginé. J’écrivis l’histoire d’une traite. En la relisant, j’avais l’impression de voir un film. Ce texte après plusieurs années d’expérimentations et sur les encouragements de quelques lecteurs, est devenu Mémorial Tour.

Vos personnages détonnent tant ils semblent s’embarquer dans ce voyage avec une légèreté qui laisse pantois. Ils sont si immergés dans le ludique et dans votre ironie sous-jacente, que leur posture décalée en devient presque cynique. « Il n’y a pas pire que celui qui juge à partir de la paix, un événement qu’il n’a pas vécu durant la guerre. », m’a dit un jour une vieille amie juive déportée à Birkenau. Croyez-vous qu’il soit nécessaire de recourir à l’Histoire spectacle, comme nous l’avons vu récemment dans la commémoration du centenaire de la bataille de Verdun, ou à ce que l’on appelle le Dark tourisme (tourisme de la désolation) pour que ce devoir de mémoire, un peu space tout de même, nous protège contre la barbarie ?
L’ironie vient du fait que je n’ai pas la réponse. Je ne suis pas du tout favorable à l’Histoire spectacle, je n’avais pas aimé le film de Benini « Life is Beautiful », même si je comprenais ce qu’il essayait de faire.  Pourtant j’utilise le même artifice dans mon roman, je l’utilise pour dénoncer cette pratique et la marchandisation qui menacent les lieux de mémoire de la Shoah, ou d’autres lieux. Ces lieux nécessitent des budgets colossaux d’où ce développement touristique. Le tourisme de masse tue le recueillement, le recueillement tue le tourisme de masse, c’est un cercle vertueux. Peut-être que l’homme moderne peut se recueillir en short et en même temps manger une glace et boire un soda. Je m’interroge sur le futur quand il n’y aura plus de survivants pour dire. Comment resterons-nous vigilants, lucides face à la barbarie qui vient toujours tenter l’humanité dans les périodes de crises ? Nous y sommes aujourd’hui.

Vous avez fait le choix de l’auto-édition numérique, d’abord en publiant en 2011 des nouvelles, Ma mère est une fiction chez Publienet en 2012, puis une série psy, Lacan et la boîte de mouchoirs de 2013 à 2014 qui a connu un franc succès et Memorial Tour en 2016, avec entre les deux Le baiser de la mouche, d’excellentes nouvelles un tantinet cauchemardesques. Qu’est-ce qui vous a séduit dans l’auto-édition ?
L’écriture est un don, dans tous les sens du terme. Un ami auteur m’a dit un jour : les gens sont ingrats, mais pas la littérature. Tout ce que tu lui donnes, elle te le rendra. Il avait raison. J’ai fait mienne cette phrase. La littérature est inépuisable, une source qui ne se tarie jamais. Partant de là, je me dis que la prise directe avec la littérature et les lecteurs, je m’évite de nombreuses déceptions et surtout des illusions.
J’ai envoyé un manuscrit chez les éditeurs, mais j’ai très vite eu l’impression de perdre mon temps et mon argent, surtout quand en 2010 j’ai entendu parlé du ebook et de la possibilité de s’autoéditer en numérique.  Les mois d’attente, l’angoisse du refus, la douleur du refus, les fausses joies ruinent à la fois la santé et le moral d’un auteur et les gains ne sont pas à la hauteur du travail fourni, peu d’auteurs vivent de leurs droits d’auteur.  Historiquement, les éditeurs français ont raté les deux plus grands écrivains du 20e siècle Marcel Proust et Céline (Voyage au bout de la nuit à été publié par une toute nouvelle maison d’édition, Denoël et Steele, créée un an avant la publication de ce titre, et Marcel Proust a publié le début de la Recherche à compte d’auteur chez Grasset, Gallimard l’avait refusée). Si l’éditeur a la réputation de publier des livres corrects et de bonne facture, il ne n’offre ni assurance vie, ni garantie pour la postérité. Tout ça pour dire que l’éditeur n’est pas sans faille et que nombreux romans qui ont été publiés chez un éditeur ont aujourd’hui totalement disparu. Je revendique donc l’autoédition comme un moyen de se connecter avec les lecteurs, de tester mes écrits et une immense opportunité que je ne peux laisser passer. L’autoédition, c’est la liberté de l’écrivain de disposer de ses textes comme il l’entend. Il reste propriétaire de tous ses droits et de tous ses livres. À partir de cet état de chose, l’écrivain peut faire un vrai choix,  éditeur ou pas éditeur. Éditeur est un métier, que nombreux auteurs semblent pratiquer dans les maisons d’édition, alors pourquoi pas le faire pour soi !

Quelle différence y a-t-il entre les Indés Américains et les Français ?
Je ne vais pas comparer les Indés américains et les Indés français. Culturellement, ils n’ont rien en commun et pas que sur le statut de l’écrivain. Je vais caricaturer un peu, car bien sûr c’est plus nuancé,  afin de faire ressortir les grandes lignes. Les Indés américains ont très vite formé une communauté et ont une approche professionnelle et d’entrepreneurs, ils ont aussi bénéficié d’un marché en croissance rapide. Je rappelle que l’ebook représente 25 % du marché du livre aux États-Unis alors qu’il stagne à 5% en France. Écrivain et entrepreneur est une combinaison qui ne choque personne, alors qu’en France on s’interroge. Est-ce possible ? Oui, c’est possible et si l’on ne connaît pas certains domaines, on prend un cours, ont fait une petite formation et voilà… La cible des autoédités américains, et anglophones en général, c’est le lecteur. Un écrivain écrit pour les lecteurs par pour un éditeur ou des critiques littéraires. C’est aussi simple que ça !
Encore aujourd’hui le Graal de l’écrivain français, c’est Gallimard. Bon, je n’ai rien contre Gallimard, mais je pense qu’il y a d’autres façons d’exister en tant qu’auteur et l’autoédition en est une. Elle offre une liberté sans précédent à l’auteur.

Parlez-nous du Mag des Indés dont vous êtes l’initiatrice et la rédactrice ?
J’ai commencé le Mag des Indés en 2014 pour partager mes lectures sur l’autoédition, créer un lieu, un endroit où l’on pourrait trouver les Indés le jour où quelqu’un les chercherait. Lieu d’informations, d’échanges, de réflexions et de curation, le Magazine reflète l’autoédition d’aujourd’hui et permet aux auteurs de se connaître à travers leurs articles : doutes, questions, tutoriaux, information sur l’évolution des plateformes, des outils. J’avais envisagé une participation plus active de la part des auteurs eux-mêmes, je pensais qu’ils m’enverraient des articles, vidéos, je les ai souvent invités à le faire dans mes éditos, peu de propositions en deux ans, je sais que le manque de temps y est pour quelque chose.
Je suis fière de ce magazine, d’une part parce que les auteurs l’utilisent et l’apprécient et d’autre part parce qu’il est utile. C’est ma manière de participer au mouvement qui nous anime tous : le désir d’exister à travers nos écrits, notre puissance d’idéal, notre capacité à rêver un monde de l’édition différent. Il est écrit par les Indés pour les Indés. Il n’y a pas que Saint Germain des près, la littérature est partout, sous toute les formes et dans toute la France.

De nombreux éléments ne dépendent pas des auteurs eux-mêmes. Ni de leur qualité ni de leur médiocrité, puisque tout se vend, s’achète et se lit, le pire comme le meilleur. Le destin d’un livre dépend-il vraiment de sa visibilité sur les réseaux sociaux ? A chaque nouveau livre écrit et publié de manière indépendante et autonome, par choix assumé ou par refus, voire la plupart du temps par silence impoli des éditeurs, on y croit parfois un peu plus, souvent un peu moins, on se dit qu’il faut du temps, celui de se faire connaître, de se faire un nom, de fidéliser un lectorat, etc. d’autant plus qu’au contraire de la Suisse, il n’y a aucun diffuseur pour les Indés. On se dit qu’il faut du temps, celui de se faire connaître, de se faire un nom, etc. Quel futur voyez-vous pour l’auto-édition en France, qu’elle soit numérique ou non?
Si le talent suffisait à un artiste pour exister dans une société, nombreux d’entre eux ne seraient jamais morts de faim ou de tuberculose. Vivre de son art est le résultat d’une combinaison de facteurs et est aussi déterminée par ce que l’on propose. Gagner sa vie en tant qu’écrivain n’est pas impossible, mais demande énormément de travail. Il faut en écrire des romans, des pages… Que l’on soit chez un éditeur ou autoédité, il faut beaucoup de temps (et donc d’heures d’écriture) pour fidéliser un lectorat. Quand on s’autoédite, on commence ce travail. Pourquoi attendre de trouver un éditeur si on peut dès aujourd’hui établir une relation entre ses livres et des lecteurs ?
L’autoédition évolue, petit à petit, des plateformes fournissent de nouveaux outils aux auteurs concernant la distribution des livres en papier, des pages blogs faciles à utiliser… pour les auteurs qui ne sont pas geeks ou un peu intimidés par la technologie. D’autre part, beaucoup d’auteurs sont encore  mal informés. Il est possible d’inscrire ses livres sur Dilicom par le biais de la société Cyberscribe  gratuitement afin de les faire référencer  dans le catalogue des libraires français. Les auteurs eux-mêmes s’organisent de plus en plus, créent des systèmes, offrent des services. L’autoédition est en train de changer le rapport qu’entretenait les auteurs avec les éditeurs et je pense que c’est une bonne chose. L’avenir, autoédition ou pas, se sera l’avenir de la littérature tout court.

Une dernière question ? Pour vous, qu’est-ce qu’un bon livre ?
Je vais répondre en tant que lectrice avec une citation d’auteur :
« Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois.» Frantz Kafka  

 

Pour en savoir plus sur Memorial Tour
http://chrisimon.com/tentative-de-tracer-lhistoire-dun-roman-memorial-tour/

Et pour lire ma chronique :

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