Une joie féroce, Sorj Chalandon

Tout le monde l’aime, Jeanne… Sauf moi… Bénéficierait-elle de l’empathie éblouie de la plupart, lecteurs et critiques de cette Joie féroce de Sorj Chalandon, si elle n’était pas atteinte d’un cancer du sein ? La réponse est non. Qu’elle soit libraire est accessoire… Car avant qu’il ne lui soit diagnostiqué, elle se contentait, entre facilité, égoïsme, lâcheté et résignation – la pathologie humaine la plus banale qui soit – d’une vie aussi plate qu’une autoroute. D’une rectitude parfaite, sans surprise et sans amour, aux côtés d’un mari insipide. Une vie dont l’issue fatale était sans doute celle d’une vieillesse pépère confite dans un ennui mortel. Elle subissait, elle se soumettait. Fripée, sans féminité, sans séduction et sans passion. La perte de son jeune fils en fut certes l’une des causes, mais cependant pas suffisante pour l’avoir réveillée à elle-même. Il lui faudra sa propre maladie, le cancer, « son crabe », cette  « écharde mortelle » qu’elle dédramatisera en le nommant « camélia » pour que, non sans quelques frilosités embourgeoisées, elle troque sa vie, contre une autre, émaillée de protocoles thérapeutiques, de peurs et de douleurs, vécus par des milliers d’anonymes sans qu’ils en fassent une Joie féroce.

De fait, pendant quelques semaines, son « camélia » devient son outil de chantage par lequel elle espère d’une certaine manière reconquérir l’attention de son mari, Matt. Mais l’un et l’autre se sont tellement condamnés à fusionner leurs misères et à cimenter leur solitude cloisonnées, qu’il en profite pour prendre la poudre d’escampette.

La voilà donc qui s’épanouit au sein d’un gynécée névrotique, « le club des K ». Trois femmes, Brigitte ex-taularde solaire, Assia la rebelle, sombre et dure, bafouée par un type raciste, et Mélody, l’arnaqueuse professionnelle. Vies paumées et fracassées par les hommes. Les leurs, tous des salauds et des « connards ». L’empreinte de #MeToo ?

Une amitié de circonstance pour ces quatre femmes, atteintes du même mal. Pour échapper à la mort qui rôde, elles se racontent par bribes leur histoire, émaillée de maltraitance, de génocide (arménien), de honte familiale – ainsi, le grand-père de Jeanne, tondeur de « Poules à Boches » à la Libération – et d’enfants disparus. Mais trop c’est trop comme en convient ingénument l’auteur : « Cela faisait trop de drames à la fois. Trop d’enfants enlevés à leur mère, trop de malheurs mis en commun. » Pour se donner une raison de survivre, à défaut de vivre, elles décident, afin de sauver Eva, fillette fantomatique de Mélody, de faire un casse dans une luxueuse bijouterie de la Place Vendôme, scénario invraisemblable et sans originalité qui ouvre Une joie féroce et donne aussi sec l’envie de le refermer.

Braquage sur fond de cancer et soins ambulatoires. Préparatifs fébriles et réparation fiévreuse. Un téléfilm banal et indigeste mais qui enchantera celles et ceux friands des récits victimaires sur l’épopée des métastases, innombrables dans la littérature contemporaine, entre « mon ressenti » et « le mal a dit ». « Ce qui ne tue pas rend plus fort » est rarement vrai, mais cette formule est néanmoins devenue une vérité mythique, à tel point que les maladies qui nous menacent de mort, se sont peu à peu parées de qualités initiatiques. On y découvrirait ce que l’on Est et que l’on n’a pas été fichu de vivre en étant en bonne santé ! Sorj Chalandon n’a malheureusement pas échappé à ce piège qui transforme le cancer en embarquement pour Cythère, le dernier voyage où l’on se remettrait en question… quand la Camarde nous fait du gringue.

Le boulot d’un éditeur n’est pas de miser sur un auteur connu et apprécié comme on mise sur un cheval de course, en alimentant les paris ouverts sur cette cuvée littéraire 2019 par un gros tirage (50 000 exemplaires dit-on), mais de lui secouer les puces afin qu’il se renouvelle et ne devienne pas le propre retraité de son style, shooté au marketing, entre feel good ou cul de basse-fosse comme le dernier de Yann Moix. La littérature a aussi ses Ephad.

Que d’aucuns disent qu’il attaque le récit d’Une joie féroce comme s’il s’agissait d’un reportage de guerre, au demeurant dans un style dont l’originalité est de ne pas se renouveler et d’enfiler les banalités comme des mantras, est non seulement erroné et comique, mais mortel pour l’auteur. C’est enfermer Sorj Chalandon dans son ghetto biographique puisqu’il fut justement reporter de guerre. Or, il n’est sûrement pas que cela. Mais lui-même, peut-être, se satisfait-il de cette prison dorée ?

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott – 31/08/2019 .
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Une joie féroce, Sorj Chalandon
Editions Grasset
Parution : 14/08/2019

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