Norman Béthune, premier médecin sans frontière

Un mal est un bien qui n´est pas à sa place.
R. Steiner

Parfois, la postérité s’arrange mal des choix personnels de ses héros. C’est ainsi que ce qui durant de longues années, valut à Norman Béthune, médecin et chirurgien canadien, à la fois son bannissement du panthéon des grands hommes canadiens et l’adoration indéfectible du peuple chinois, fut d’être communiste. Dans son éloge funèbre, Mao Tse Tung résuma d’une phrase cette perplexité transculturelle, née du choix singulier d’un homme : « qu’est-ce qui peut bien pousser un étranger sans aucun motif personnel apparent à se dévouer à la cause de la libération du peuple chinois, comme s’il s’agissait de la sienne en propre ? « 

Qu’est-ce qui dans sa prime enfance, pouvait déjà laisser augurer un futur hors du commun ? Norman Béthune est né le 3 mars 1890 à Gravenhurst, petite ville d’exploitation forestière à quelques encablures de Toronto, au sein d’une famille presbytérienne. On le décrit donc bien sûr intelligent, mais surtout curieux, indépendant, rebelle et obstiné… archétype biographique primaire que l’on attribue aisément à tous ces vrais ou faux « révolutionnaires », qui furent ou sont tous médecins, de Che Guevara à Bernard Kouchner, en passant par Georges Habache du Front de Libération de la Palestine, Miguel Enriquez du MIR, à l’époque du coup d’état de Pinochet au Chili, ou encore Frantz Fanon, psychiatre martiniquais, contemporain de Béthune.

C’est sans doute de ce dernier que Norman Béthune aurait été le plus proche et non de ces autres qui usèrent et abusent encore de leur titre de « Docteur » pour se pencher au chevet d’un monde à qui, mégalos à gloire humaniste et visée carriériste, ils prescrivent souvent de servir d’abord leurs intérêts propres avant que ceux des peuples ou des populations qu’ils prétendent guérir des maux de notre modernité indifférente. Durant la seconde guerre mondiale, Frantz Fanon rallia les forces françaises libres : « chaque fois – écrivit-il – que la liberté est en question , nous sommes concernés , blancs, noirs ou jaunes, et chaque fois que la liberté sera menacée en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour. » Déclaration à laquelle fait écho celle de Norman Béthune qui affirma, avant de partir lutter aux côtés des républicains espagnols : “Je refuse de vivre sans rien faire dans un monde qui engendre la corruption et le meurtre. Je refuse de fermer les yeux, par passivité ou par négligence, sur les guerres que des hommes avides font contre d’autres. »1 Et l’un comme l’autre se rangèrent très tôt du côté des « Damnés de la Terre ».

Pour beaucoup de ses biographes, admirateurs ou détracteurs, l’attitude et les choix de vie de Norman Béthune, que l’on qualifie trop facilement d’anticonformiste, se résument souvent à l’éclatante mise en pratique de sa “foi communiste« , qui signe aussi sa condamnation. Analyse réductrice que le propre Mao Tsé Toung sut éviter, ayant peut-être compris que derrière cette appartenance « communiste », qui n’était guère plus qu’un moyen de dire sa haine de l’injustice et son refus de la disparité des richesses, source de tous les déséquilibres sociaux, se cachait un homme « totalement désintéressé… La capacité d’un homme peut être faible ou au contraire, forte… mais il suffit qu’il possède cet esprit pour être un homme de grande noblesse, intègre et honnête, un homme qui ne cherche pas à satisfaire ses intérêts triviaux, bref… un homme utile au bien du peuple… » Un homme curieux, passionné, hyperactif, allergique aux théories et à leur dogmatisme, peu enclin à faire des compromis, impatient et prompt à la colère, compassif et généreux, désireux de créer des ponts entre tout ce qui, comme l’on dirait aujourd’hui, « donnait du sens à sa vie », sans se laisser enfermer dans aucune catégorie : médecine et chirurgie, inclus la fabrication d’instruments chirurgicaux, écriture et poésie, peinture et photographie, autant de talents qui lui permirent de traduire ce qu’il expérimenta souvent douloureusement par lui-même et à travers les autres, comme en témoigne son livre Le crime de la route Malaga-Almeria, qu’il écrivit en 1937.

 De fait, Norman Béthune ne s’intéressa à la politique que durant les quatre années qui précédèrent sa mort, à l’âge de 49 ans, des suites d’une septicémie, contractée en opérant un soldat chinois. La postérité lui a valu que bien des événements de sa vie, du moins jusqu’à sa participation aux côtés des Républicains à la guerre d’Espagne en 1936, passent pour être extraordinaires. C’est oublier que bien des péripéties de son existence qui, chez un homme quelconque, nous sembleraient normales voire banales, furent également le produit de son époque et de son pays, le Canada.

 Enfant turbulent et batailleur, bûcheron à l’occasion, il entreprend des études de médecine, interrompues par la Grande Guerre où il s’engage comme brancardier. Blessé à Ypres, il retourne chez lui et termine ses études de médecin. Bien qu’il affirme que « le carnage commence à me scandaliser. Je ne vois pas grand-chose de glorieux dans cette guerre. », il retourne à la vie militaire en 1917, sur un porte-avion. En 1920, on le retrouve en Angleterre où il peaufine sa formation médicale à l’Hospital for Sick Children et en 1923, il épouse Frances Campbell Penney, fille d’un éminent comptable de la cour d’Édimbourg, de laquelle il divorcera plusieurs fois avant de se remarier chaque fois de nouveau… avec elle. Il exerce à Détroit en consultation privée, mais les patients y sont rares. Séparation, retrouvailles, séparation, rythmées par la vie dispendieuse et orageuse du couple  jusqu’en 1926, où la tuberculose met à terme à cette vie frivole et oisive, somme toute sans grand intérêt,.

La médecine est un monopole
fondé sur le profit.

A l’époque, la tuberculose, cette « peste blanche« , était souvent une maladie fatale. Norman Béthune se prépare donc à mourir au sanatorium, d’où il s’échappe la nuit pour aller mettre en fête ce qu’il lui reste de jours. Il est persuadé qu’il mourra… en 1928. Une opération novatrice, le pneumothorax – opération risquée consistant à insuffler de l’air dans le poumon atteint – lui sauva la vie. Vite sur pied, vite dehors, il se lance dans une première croisade : l’éradication de la tuberculose. Pendant huit ans, il va travailler à l’hôpital Royal Victoria de Montréal au service des tuberculeux et de la chirurgie thoracique. Il invente ou modifie une douzaine d’instruments chirurgicaux dont certains sont toujours utilisés comme le fameux costotome (cisaille servant à couper les côtes). Il publie de nombreux articles sur ses travaux et innovations en matière de chirurgie thoracique… bref se bâtit une réputation professionnelle internationale de chirurgien brillant, adroit et rigoureux, ce qui lui permet d’afficher son manque d’orthodoxie sur le plan privé. Prenant souvent de son propre aveu, « plaisir à scandaliser le bourgeois« , il s’habille de façon originale, circule « filant comme un météore« , au volant d’une petite décapotable jaune, organise des ateliers de peinture, le Children’s Creative Art Center, pour les enfants et fréquente de nombreux artistes. Mais surtout, derrière ce vernis mondain, il critique et conteste la médecine et les médecins et soigne gratuitement les pauvres.

 Ses remarques sont encore aux jours d’aujourd’hui d’une remarquable actualité où la médecine libérale est toujours la copie conforme du système capitaliste et de la politique des lobbies pharmaceutiques. « La médecine, – dit-il – telle qu’on la pratique dans ce pays, est… un commerce basé sur la concurrence et la recherche du profit individuel. C’est une industrie sans structures bien définies, la plus souvent rattachée à des individus, typique de cette jungle qu’est le système capitaliste : elle est un monopole fondé sur le profit. Il est par conséquent inévitable que la médecine soit frappé par la dépression comme le reste du monde capitaliste et présente les mêmes symptômes : ceux de la pauvreté de la santé au sein de l’abondance scientifique, au pays de la maladie….»

Son « expérimentation » de la tuberculose, comme médecin et comme patient, mirent encore plus en évidence ce système discriminatoire où être pauvre et tuberculeux signifiait toujours une mort certaine. Il n’y avait pas encore de traitement antibiotique et le seul traitement préventif consistait en un changement draconien des conditions de vie. Or, il observa que même s’il arrivait à soigner quelques-uns de ses patients par la chirurgie, ceux-ci retombaient malades dès qu’ils retournaient chez eux et retrouvaient leur vie précaire, sans hygiène ni alimentation correcte. Dans les années 1920-1930 au Canada, on aurait pu comparer le niveau de vie des habitants des quartiers pauvres francophones à ces populations du tiers monde qui pourrissent aujourd’hui dans les bidonvilles de Calcutta ou de Lima. Il ne fut sans doute pas le premier ni le dernier à le dire, mais pour lui, il existait « une tuberculose du riche et une tuberculose du pauvre. Le riche en guérit, le pauvre en meurt « . Il lui parut donc vite évident qu’il existait des liens étroits de causalité entre une maladie donnée et les conditions économiques, politiques et sociales.

Son raisonnement n’a rien d’une théorie communiste, sinon qu’il est le fruit de l’observation d’une réalité sociale, que nous enseigne toujours encore aujourd’hui la répartition mondiale de la tuberculose (entre autres pathologies), qui frappe essentiellement les personnes les plus démunies ou dénutries. Pour Béthune, il faut donc avant tout socialiser le système de santé. « Dans une société industrielle moderne fondée sur l’efficacité, il n’y a pas de santé individuelle ; la santé est toujours publique. La maladie et le mauvais fonctionnement d’un seul individu affectent tous les autres membres de la société… (…)… La façon la plus simple de protéger adéquatement la santé des gens serait de remplacer le système économique qui produit la maladie, et d’éliminer l’ignorance, le chômage et la pauvreté. Le système en vertu duquel chaque individu achète les soins médicaux qui lui sont nécessaires ne fonctionne pas : il est injuste, inefficace, coûteux et complètement désuet… (…)… La protection de la santé des gens est le premier devoir de l’État envers les citoyens. La socialisation de la médecine et l’abolition ou la restriction de la pratique privée semblent donc être la solution la plus réaliste du problème. Purifions la médecine de la notion de profit individuel, purifions notre profession de la rapacité individualiste. Faisons en sorte qu’il soit enfin mal vu de s’enrichir aux dépens de la misère humaine

Sous prétexte d’un congrès de physiologie, fin 1935, il part à Léningrad, accompagné par d’autres célébrités mondiales comme Sir F. Banting, qui découvrit avec le Dr. Best l’insuline, le Dr. Selye, célèbre pour ses travaux sur le stress, ou encore le Dr. Browne, qui désirait confronter ses propres découvertes en biochimie. En fait, Béthune était plus intéressé à comprendre cette Russie, alors tant à la mode, et la vie des Russes que par les conférences de ses pairs. Il s’y intéressait d’autant plus que l’Union Soviétique avait réussi en deux décennies à obtenir de meilleurs résultats dans la lutte contre la tuberculose (son incidence avait diminué de 50%) que le monde capitaliste, ce qui signifiait implicitement que le niveau de vie, le logement et l’alimentation, du peuple soviétique avaient progressé beaucoup plus, sous le régime de Staline, que dans le même temps, les conditions des travailleurs aux Etats-Unis et au Canada. En outre, en URSS, tous les soins médicaux étaient gratuits… ainsi que l’accès aux sanatoriums où l’on recevait en priorité les travailleurs des usines.

A son retour, fort de ses observations, il rédige un projet et organise le Montreal Group for the Security of the People’s Health, le premier groupe voué à la socialisation de la médecine au Canada, parrainé par des médecins. « La réponse m’est dictée par la nécessité plutôt que par la théorie. L’important est de participer et non pas d’accumuler des données théoriques. Les riches se débrouillent fort bien: qui s’occupera des pauvres ? Ils sont démunis de tout et pourtant, ils échafaudent des rêves extraordinaires. Mais je partage leur enthousiasme et leur foi, nés des besoins, des privations et de l’entêtement. »2

Selon lui, la socialisation de la médecine implique:

1. que la protection de la santé devienne publique, comme les postes, l’armée, la marine, la justice et l’éducation.

2. qu’elle soit financée par des fonds publics.

3. que les services médicaux soient accessibles à tous en fonction de leurs besoins sans égard à leurs revenus. Il faut abolir la charité et lui substituer la justice. La charité avilit qui la pratique et corrompt qui la reçoit.

4. les travailleurs de la santé seront payés à salaire par l’État et leur retraite sera assurée.

5. la santé sera démocratiquement administrée par les travailleurs de la santé eux-mêmes. »

La même année, il adhèrera au Parti communiste, bien que ce qui prédominera toujours chez lui sera un antifascisme viscéral. Comme il le dira en 1937 à un journaliste du quotidien The Gazette, qui lui demandait s’il était communiste : « Absolument pas… Qualifiez-moi de socialiste, si vous le désirez… Avant tout, je hais le fascisme. »

Mais l’heure n’était même pas encore à la démocratie, ni au Québec ni ailleurs, sinon au conservatisme politique et religieux, à la protection défensive des acquis et à la « peur du Rouge ». Et il est ironique de constater qu’aujourd’hui, plus d’un bon demi siècle plus tard, alors que l’on brandit la démocratie comme la panacée universelle du devenir des peuples, il règne toujours le même conservatisme politique et religieux, sans doute plus teintés d’intolérance, le même protectionnisme des intérêts économiques et le même refus du partage, individuel ou collectif. Aucun conflit actuel, aucun drame collectif, aucune misère ne font plus lever aujourd’hui cette solidarité que provoqua la guerre civile espagnole de 1936 et qui d’un bout à l’autre du monde, secoua toute une génération, toutes cultures et religions confondues.

Notes
1. – Ted Allan and Sydney Gordon, Docteur Liberté, pp. 102 et 103,
2. – Ibidem, p.88.
3. – Allocution de N. Béthune le 17 avril 1936 devant la société Médico-Chirurgicale de Montréal. In : «Docteur Liberté». pp.91-93.
© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 10/06/2016
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Suite de l’article : De l’Espagne à la Chine…

 

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