Il est des livres qui laissent un mauvais goût en bouche, non pas qu’ils soient nuls, cela arrive hélas, mais parce qu’ils mettent le doigt sur des choses dans lesquelles on n’aime pas trop mettre le nez, tellement ça pue. A quoi ça sert de remuer le passé, entend-on souvent. Laissons le donc là où il est. On consent trop facilement que l’hypocrisie – le va voir ailleurs si j’y suis – nous anesthésie subrepticement la mémoire. Or, la mémoire historique, qu’elle soit collective ou individuelle, c’est aussi la culture. Et la méconnaissance, voire le désintérêt affiché de la première jugée inutile, ensemence la carence de la seconde. Le présent est déjà suffisamment compliqué !, reprend le même chœur d’ignorants, les pères et mères tranquilles du présent et du futur qui faute de curiosité, reproduisent et reproduiront les mêmes conneries que ceux qui les ont précédés et qui une fois bu le calice jusqu’à la lie, vous regardent avec un air mi-figue mi-raisin, chiffonné de culpabilité, et vous lâchent d’un ricanement : ben, on ne savait pas !
Ce qui m’a foutu en rogne dans ce bouquin, Dans le lit de l’ennemi, Coco Chanel sous l’Occupation, de Hal Vaughan, ancien diplomate, journaliste et agent américain, dont on ne peut que saluer l’investigation minutieuse qu’il mena durant trois ans et dont témoigne l’abondance des notes et annexes, ce n’est pas ce qu’il présente comme un scoop. Somme toute, une évidence qui fait l’autruche depuis des lustres dans bien des officines et des archives : Chanel antisémite, Coco rongée par une trouille bleue du bolchévisme, Mademoiselle collaborationniste horizontale effervescente, la femme vieillissante devenue espionne au service des Nazis, sous le nom de code Westminster agent F-7124, par transe amoureuse et ingénue pour un bel aristocrate allemand, baron de son état, Hans Gunther von Dincklage, lui-même espion et rabatteur d’agents pour le compte du service de renseignements de l’armée allemande (l’Abwehr). Qui l’ignorait ? Certainement pas le gratin clinquant de là-haut, nos élites comme l’on dit, qui tels des Charons modernes nous font traverser tous les Styx à nous autres, le peuple consentant et résigné, pour nous faire déguster leurs propres enfers.
Chanel fut ce qu’elle décida d’avoir été, une demi mondaine, dévorée par une ambition pathologique, chassant le mâle friqué, noble et esthète de préférence, comme le duc de Westminster dit Bendor ou Winston Churchill, une hédoniste effrénée shootée à la drogue et à l’alcool, amante de Sapho autant que du phallus et qui n’aurait certainement pas désavoué les Bacchanales menées par ses ancêtres féminines. Une jolie femme au langage vipérin qui ne supportait peut-être pas que le centre ne s’arrête pas à son nombril et qui crevait sans doute de solitude et de ressentiment eu égard à son enfance. Ses doigts d’or qui ont revisité les armoires des pauvres pour vêtir les riches, l’ont certainement tiré d’un anonymat que la rumeur publique voyeuriste aurait sûrement fustigé, hier comme aujourd’hui, à qui mieux mieux. Elle l’aurait jugé dépravée tout en s’esclaffant à gorges pudibondes comme elle le fait sans ambage devant les fesses ou les seins des derniers Sang Bleu de la planète, tout en rêvant d’avoir la fortune qui lui permette d’en faire autant. Chanel était aussi glaçante que glacée et il faut croire que ce qui est vice pour les uns est vertu pour les autres, puisqu’elle glissa bien des Grands de ce monde dans son lit et dans son cœur. Elle eut au moins le bon goût de les habiller après les avoir dénudés, jusqu’à les convaincre qu’un seul numéro, le 5, son chiffre fétiche, pouvait jouer les feuilles de vignes. Et c’est sans doute à son carnet mondain, son réseau social comme l’on dirait actuellement, qu’elle dut de sauver ses courtes boucles brunes de la tonte infamante qui à l’Epuration, mit à nu l’intimité de bien des femmes, souvent d’origine modeste, dont la plupart fut jugée coupable de délit d’adultère avec l’ennemi. Être artiste et célèbre permet bien des indulgences, d’autant plus quand on pèse très lourd en monnaie sonnante et trébuchante ! A tout prendre je préfère la gouaille sincère et incisive d’une Arletty, qui à proclamer haut et fort si mon cœur est français, mon cul est international, a définitivement fermé son intimité au public, plutôt qu’une Chanel se taillant au carré de ses nécessités, un mythe de pauvrette self-made-woman. Mais après tout, chacun a le droit de choisir les arcanes de sa propre destruction.
Ce qui est plus à vomir dans ce bouquin et que la presse toujours si friande à crier à l’imposture, passe souvent sous silence dès lors que l’on écorne nos idoles et mythes nationaux, est la toile de fond sur laquelle se joue ce psychodrame de midinette, le rideau rouge de la collaboration qui ne s’ouvre jamais sur l’obscurité de ses coulisses. Et Hal Vaughan a le talent de nous y faire pénétrer sur la pointe des pieds. La guerre ayant également ses évasions fiscales, un boche pouvant cacher un bolchévique, Mademoiselle Chanel, née aussi par chance Gabrielle Bonheur, délocalise rapido place Vendôme et prend ses quartiers de planquée au très concouru Hôtel Ritz, siège de la Lutwaffe, dans la Privatgast, la section réservée aux amis du Reich, avec sa bande de potes, entre autres, Cocteau, son amant Serge Lifar – nommé par Goering à la tête des ballets parisiens), Paul Morand, Stravinsky, Misia Sert, sa complice intime ou encore Josée Laval1 – fille de Pierre Laval – et son époux, René de Chambrun, avocat de Chanel
Le monde du luxe – mot qui a pour étymologie le latin luxus qui désigne ironiquement à l’origine, quelque chose de mauvais goût, d’une somptuosité excessive, voire ostentatoire, et par extension des actes indécents, donnant naissance à son cousin, le mot luxure – tout comme le monde du fric se foutent des crises, belliqueuses et économiques, qui secouent les sphères du commun des mortels. Le luxe étant par nature apolitique, ces dernières ne sont qu’épiphénomènes populaciers, indispensables à sa croissance exponentielle. Si entre trouille et débrouille, la collaboration au petit pied relève pour les petites gens du système D, pour les riches, c’est un choix délibéré. Le bling-bling de l’époque s’amuse, s’empiffre, pétille et froufroute bercé par une marée d’uniformes vert-de-gris. D’une réception gargantuesque à l’autre, entre croissants au beurre du matin et caviar et champagne du soir, il serre la pince d’Hermann Göring et de Goebbels, l’ancien supérieur de Dincklage, ou celle du protégé de ce dernier, agent de la Gestapo, Louis de Vaufreland, avant de passer aux parties fines ou d’écumer les lieux branchés et bondés, comme La Coupole, la salle Wagram, le Théâtre de l’Empire, le restaurant Maxim’s et bien évidemment les bordels dont le fameux Chabanais. Les panses se remplissent, les corps exultent, les esprits cogitent et soupèsent, les contrats se signent et les trahisons se scellent. L’occupant tient table ouverte aux riches occupés et lui sert de chaperon, car bien que l’un et l’autre ne soit pas du même bord, ils ont tous en commun le même Dieu, le pognon et le pouvoir. L’aryanisation est dans l’air du temps et il faut savoir montrer patte blanche. Souhaitant reprendre le contrôle librement consenti de sa société en 1924 à la grande dynastie juive alsacienne, les Wertheimer, dont l’un des fleurons est une extrême discrétion, Chanel2 s’exercera à cet art subtil du pillage économique légiféré par les circonstances. Pour cela, elle n’hésitera pas à aller cirer les bottes du Dr. Kurt Blanke qui orchestre depuis l’hôtel Majestic, la confiscation de tous les biens juifs. Mais laissons-là Chanel à sa postérité et à son éternité. Comme elle l’avoua sans détour : La réalité est triste et on lui préférera toujours ce beau parasite qu’est l’imagination.
Il y a longtemps, à lister tous les acteurs de ce collaborationnisme économique3 qui coûta la vie à des milliers de personnes et en enrichit grassement une poignée, je m’étais jurée, un peu candide et excessive par jeunesse, que fric ou pas, je ne m’achèterais jamais rien qui porterait leur marque. Pas question donc de rouler en Mercedes, en BMW ou en Porsche, de monter dans une vieille Daimler-Benz (Chrysler), de glorifier la coccinelle Volkswagen ou d’acheter une Renault ou une Opel ou une Ford. Pas question de prendre un autobus Berliet ni des médicaments Bayer ou Novartis. Pas question non plus de mettre un jour mon bas de laine à la Chase Banks ou plus probable, à la Société Générale, ni de lire un bouquin publié par Random House, Bertelsmann, et ce, après avoir éliminé ceux publiés par presque tous les grands éditeurs français, Denoël, Gaston Gallimard qui profitant de l’aryanisation, tenta de racheter Calmann-Levy , Baudinière, Armand Colin et j’en oublie. Pas question encore de hurler clic-clac Kodak au moment de prendre une photo Agfa, ni de donner du lait Nestlé, du Coca Cola et autres fantas à mes rejetons, de me saouler au Ricard, d’arborer à mon bras un sac Vuitton, d’accepter que mon homme se parfume d’Hugo Boss, de m’assurer chez Allianz ou de pointer chez IBM. J’en passe et j’en oublie ! La liste était tellement longue qu’il ne me restait plus qu’à m’acheter un stylo en bambou, de faire tout moi-même, de m’éclairer à la bougie pour lire un bouquin des Editions de Minuit, de partir en Hispano Suiza et plus improbable encore, en Mathis, en hommage à ces rares entrepreneurs qui ont eu le courage de dire non.
Le livre de Hal Vaughan possède donc, du moins à mes yeux, cette autre qualité, à savoir la capacité de nous ramener au présent. Plus de soixante-dix ans se sont écoulés et le scénario perdure : les salauds sont toujours là, les idiots sont toujours en face et une minorité de puissants vivent de mieux en mieux grâce au travail d’une majorité besogneuse. Si les circonstances ne sont plus les mêmes, les outils, eux, n’ont pas changé. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre ! Des usines de la honte existent toujours un peu partout dans le monde (Ikea, Nike, Sony, Nintendo, Apple, Samsung, Ikea, etc.,4) auxquelles on peut y ajouter les délocalisations esclavagistes (Prada, Lauren, Cardin), bien que certaines qui ne manquent pas d’élégance, se prétendent éthiques pour employer contre un salaire de misère des petites mains. Une générosité opportune qui selon ces mêmes entrepreneurs, les sortent de la pauvreté. Le luxe, quant à lui, tapine toujours dans les dictatures. Ainsi – liste non exhaustive- Choppard, fournisseur suisse officiel de Kadhafi qui, en 2009, était sur le point lui de livrer 250 montres et des bijoux pour qu’il fête dignement les quarante ans de son accession au pouvoir, et ce, pour une valeur de 5,2 millions d’euros. Ou encore Bachard El Assad qui entre deux massacres, fait ses courses avec sa femme chez Louboutin ou les joaillers de la place Vendôme. Ou Teodoro Obiang Nguema, dictateur de la Guinée Équatoriale qui a fêté sa nomination comme président de l’Union Africaine en s’achetant, pour son usage personnel, un second Boeing 737. Ou l’Airbus A340 commandé en 2009 par Ben Ali, décoré par Louis Vuitton et qui aurait coûté entre 250 et 300 millions d’euros. Ou notre président qui après avoir promis, juré, craché dans son discours du Bourget qu’il ne recevrait pas de dictateurs, serre néanmoins discrètement la pogne au président de l’Azerbaïdjan Ilham Aliev, au président gabonais Ali Bongo ou au fils du roi d’Arabie saoudite. Et de l’autre côté de ces rives dorées, les mêmes imbéciles : nous, qui les applaudissons et les votons, convaincus qu’ils vont remettre sur l’ouvrage des promesses qu’ils ne tiennent jamais. Quand on n’a pas la nécessité de la culture, on finit toujours par s’acoquiner avec des Ponce Pilate qui peut-être demain, nous vendrons sans contemplation pour quelques deniers.
Colère donc contre notre absence de vigilance et notre inénarrable insouciance qui nous fait croire que les retours de massue, c’est toujours pour les primitifs ! Parce que soixante-dix ans après, les olympiades de la honte et du mensonge ramassent encore les mêmes médailles. Parce que entre celui qui est applaudi et celui qui l’applaudit, la différence est toujours aussi infime. De part et d’autre, on compte toujours les coups et l’ignorance fait encore que l’on adule nos bourreaux et qu’on lui tend même les deux joues, voire plus, pour se faire mettre. Coup de blues, mais pas tout azimut… Restons clair, ni les gens qui travaillent aujourd’hui au sein de ces entreprises ni leurs dirigeants ne sont responsables de leur histoire qui en a fait la grandeur ou l’abjection, même si une grande majorité d’entre elles basent allègrement leur management actuel sur les concepts de manipulation5 et de contrôle des masses qui ont fait les beaux jours de leurs consœurs nazies. Néanmoins, ce qui me tue et me fout en boule, c’est autant de constater que de savoir qu’il suffit de peu, une crise comme celle que l’on nous peaufine présentement, pour que tout dérape à nouveau et que l’on replonge dans le même merdier, même si en apparence on nous le sert différent. La haine nourrit toujours les mêmes chaudrons, sauf que les ingrédients de la soupe ont muté. Aux juifs, aux homosexuels, aux communistes, aux tziganes, aux opposants nazis, se substitue un autre pot tout aussi pourri. Mutatis Mutandis ! Les Roms, les Musulmans, les pays qui n’en finissent plus d’émerger au premier rang desquels les Chinois, les banlieues défavorisées, les clandestins, les travailleurs immigrés et leurs descendants, les ouvriers… et toujours la femme. Ce qui me tue et me fout en boule, c’est que la démocratie prend la sale gueule de la dictocratie et que nos hiérarques, que nos piédestaux mentaux baptisent élites, se prennent pour des aigles et s’agitent aux vents des circonstances comme de pathétiques épouvantails. Ce qui me tue, c’est que nous les glissons avec passion dans les urnes, tels les messies du changement, alors que nos droits sont de moins en moins défendus, nos libertés de plus en plus mises en bière, nos esprits et nos cœurs soigneusement maintenus en jachère. Et pendant ce temps là, les délits d’initiés, les scandales financiers, les fraudes et les tromperies électorales sont évacués comme poussières sous nos tapis, chacun de ces messieurs et dames défendant son beefsteak carriériste au détriment du bien-être commun. Jusqu’à quand ? Nous qui envoyons nos émissaires surveiller le bon déroulement des votes sur le continent africain, on devrait peut-être songer à demander aux Africains qu’ils viennent contrôler les nôtres !
Il reste que j’ai la mémoire sainement revancharde ! Acheter Chanel et compagnie ne fait pas partie de mes challenges ou alors il faudrait m’inventer des commémorations sélectives, celles de nos héros nationaux, et rayer de ma conscience tous les pauvres bougres qui ont souffert et meurent chaque jour à cause d’eux et à cause de nous.
Notes
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Dans le lit de l’ennemi, Coco Chanel sous l’Occupation
Hal Vaughan (Auteur) – Essai (broché). Paru en 10/2012, Albin Michel.
ISBN : 2226243925
© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott – 1/12/2012
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Publié sur Culture Chronique
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