Les Maux de Minuit….

J’avais bien remarqué son léger dévoiement, mais je me disais que cela allait lui passer. Ne sommes-nous pas tous à la merci de ces hauts et de ces bas qui nous portent à la cime ou nous plongent dans les abîmes de nos bulles dorées ? Je ne lui en tenais donc pas rigueur. J’attendais que Philippe Lefait reprenne du poil de la bête. Il était trop fin pour ne pas se rendre compte de l’ornière dans laquelle il se laissait doucement glisser, à l’instar de tous ses confrères journalistes, convaincus de rompre l’os et d’en sucer la substantifique moelle pour finalement ne nous offrir que d’indigestes jus passés à la centrifugeuse du prêt-à-penser afin, c’est le but du jeu, de consommer du littéraire responsable. On ne se méfie jamais assez de cette confiance que l’on dépose trop facilement pour un regard, un sourire, une atmosphère feutrée, des mots que l’on reçoit comme des confidences personnelles tant elles semblent enrobées dans une sincérité d’exception, puisque tellement rare de nos jours.

Pourtant j’aurais du m’en douter, ils étaient déjà quelques-uns à m’avoir acculé à l’infidélité graduelle, puis à la désertion définitive de leurs agapes discursives. Fréderic Beigbeder, dandy toujours aussi insatiable de lui-même, et dernier en date à m’avoir fait tourner bourrique autour de son Cercle, avec sa distribution de bons points au jackpot cinéphile – cœur j’irais, pique j’irais pas – m’a récemment hérissé irrémédiablement les neurones, allant rejoindre ainsi quelques-uns de ses congénères, dans une zone mémorielle Cold Case, soigneusement délimitée par la fameuse bande de plastique jaune, dite de gel des lieux, où l’oubli bouffait déjà doucement de ses poussières Esprits libres, Café littéraire, Semaine critique, Avant-premières, La Grande librairie… L’une après l’autre, chacune de ces émissions a effacé l’ardoise de leurs premiers enchantements, pour se transformer, du moins à mes yeux, en tapinage copinage ennuyeux de la chose littéraire où l’on s’en fout que l’écrivain écrive et encore plus de ce qu’il écrit. Ce que l’on veut c’est qu’il possède un nom et une gueule, qu’il soit correctement looké même s’il ressemble à un personnage de Diane Arbus, qu’il soit capable de s’émotionner en direct ou de provoquer un clash qui fera le buzz sur le Net, qu’il trimballe derrière lui l’effluve du scandale ou de la rigolade assurée. Pour garantir la plénitude de l’audimat, il semble qu’il n’y ait pas depuis Pierre Desgraupes, d’autre paradigme que celui de prendre les gens pour des cons.

Le seul qui tenait encore debout dans ce désastre apologique de la culture, était Philippe Lefait, avec ses Mots de Minuit, qui sont toujours plus tardifs que minuit sonné. En voilà un qui résistait, qui paraissait incombustible et semblait posséder l’art et la manière de nous faire découvrir ou redécouvrir des gens, auteurs ou non, qui prennent le temps et la mesure de faire les choses différemment, moins m’as-tu-vu, nettement moins foutage de gueule. C’était mal le mesurer. Dernièrement, si la bande annonce Des Mots de Minuit a toujours gardé la même fraîcheur surréaliste et la voix éraillée de Bourvil, le plateau, lui, se fait plus chiche et plus convenu. Le même ragoût qu’ailleurs. Philippe Lefait s’y ratatine, s’étrique et se photocopie, se glissant d’un coup de branches de lunettes suçotées dans le rôle du groupie psychiatre accoucheur de clefs psychologiques, illuminant de leur scoop l’autopsie en direct de l’œuvre plébiscitée. Parfois, le corps légèrement incliné en avant, la tête poursuivant l’axe de l’inclinaison, le regard jeté par-dessus les verres à bout de pif et la voix atone, il semble préférer le rôle de confesseur, cherchant entre le silence des mots et sous les virgules, le non-dit de l’écrit.

Une fellation imposée décrite avec une précision anatomique, sans effet de style, Une semaine de vacances, le nouveau roman de Christine Angot débute par effraction. Cette brillante manchette, toute chaude d’hier, avait des allures de faire-part d’une dramaturgie psy à trois balles. Philippe Lefait joua à qui perd gagne avec le mot inceste pour éviter de le prononcer, lui préférant celui, plus clean, de crime, tant présenter ce livre qui redit la loi, nous a-t-il rassuré, et dont l’auteur me priva avec brio de toute envie de le lire, semblait pour le producteur des Mots de Minuit relever plus de l’exercice médiatique parisianiste ordonné que librement choisi.

J’ai planté ce bobo de gauche derrière son écran et je me suis enfuie avec un bouquin de Yasmina Khadra sous le bras, pestant contre tous ces programmes brasseurs de vents et de vices publics plutôt que de vertus privées. Il y en a marre de toujours battre les même têtes à claque. Il y en a marre que tout doive être utile, raisonneux et raisonnable, sans poésie et sans rêve. Il y en a marre que tout soit prévisible et prévenu. Il y en a marre de tous ces gens, plumitifs ou non, qui étalent leurs petites culottes, nous bassinent avec leurs ex, leurs divorces, leurs amours d’alcôve, leur enfance étriquée ou leur dépression d’intellos. Il y en a marre que l’immaturité et l’irrévérence ne soient plus à l’ordre de nos jours. Il y en a plein le cul de plein de choses, même de ce texte. Je ne savais pas encore que je l’écrirais, et je me dis que je pourrais en pondre trois par jour pendant cent ans. Cela n’y changerait absolument rien tant la médiocrité est inépuisable. Le lendemain chez mon dentiste, il y avait trônant esseulé sur la table le dernier Closer, journal que je ne lis jamais, sinon justement pour étouffer la trouille que j’ai de mon arracheur de dents préféré. Dedans, un article sur Dave et son dernier livre autobiographique qui a trouvé éditeur et sans doute plateau de télé. Mais qu’est-ce qu’on en a foutre qu’il fut bisexuel et aima les femmes à gros seins avant que de s’assumer homosexuel bienheureux hystérisé par la crainte de choper le sida ou d’apprendre qu’il se faisait des rails de coke avec des gens et dans des lieux que l’on nous dépeint vierges de tout soupçon ? Soudain, mon dentiste m’a semblé moins horrifique.

Tandis que les yeux rivés au scialytique, je bandais mon corps contre l’énervement de la roulette,  je me suis demandé, une fois de plus, pourquoi aucun de ces journaleux appointés au service public ne parlait jamais de tous ces gens ordinaires qui font des choses extraordinaires. Il est sans doute plus facile et certainement plus rentable de les ignorer ! Leur rareté est leur qualité et leur difficulté, ceci expliquant cela… peut-être… Je me suis demandé dans la foulée pourquoi moi-même, je n’en étais pas une chercheuse d’or impénitente, sinon évasive, au petit bonheur de la rencontre, comme celle que j’avais faite le matin même dans un petit village, enfoui dans une vallée humide et froide de la Montagne Noire, toute ébréchée de tanneries éventrées qui témoignent intensément d’une activité humaine suicidée.

Un atelier, minuscule, planqué dans un patelin cul de sac, Hautpoul, où culmine une quinzaine d’habitants, veillés par les ruines fantomatiques d’un château cathare plongeant dans un abîme verdoyant qui berce en contrebas Mazamet à qui le village, chassé et assiégé par Simon de Montfort, donna naissance au XIIéme siècle, était aussi bordélique que l’homme, Philippe Raymond, semblait minutieux. La soixantaine cassée par vingt ans de tropiques, de bonne chair, celle que l’on mange et celle que l’on caresse, se foutant comme de l’an quarante de ce que lui disent l’époque et le temps, indiscipliné par amour de la vie et par celui de l’inutile, ses mains battoirs façonnées par un long travail de forestier s’affairaient avec délicatesse sur une minuscule marqueterie sous le regard attentif de ses deux yeux vissés au cul d’une loupe. Sur les étagères, en piles précaires, des feuilles de bois poussiéreuses qui étaient autant de pages tournées de sa vie, dont il n’avoue rien, si ce n’est quelques mots : forestier, vingt ans en Guyane, artisan marqueteur autodidacte et généreux pédagogue.

Marqueterie, Philippe Raymond

Bois de rose, palissandre des Indes, amarante, buis, ébène, bouleau champignonné, érable, if, pistachier, tamaris, amourette… Ses doigts époussetaient, passaient l’éponge humide sur les essences rares ou communes, parfois vieilles de plusieurs siècles, révélant la couleur, les veines, le moiré, le mouvement, soulignant des paysages inventés et des chatoyances insoupçonnées. L’essence du vivant jaillissait sous le geste plutôt que sous le verbe et pourtant, cet homme racontait une histoire, la sienne et celle de beaucoup d’autres, des légendes que l’on devine plutôt qu’elles ne se disent. Il me laissa le soin de nouer un dialogue avec la matière, de percevoir son âme, ayant lui-même appris à faire silence pour l’écouter avant de vouloir en faire chanter l’harmonie. Donnez-lui un dessin à retranscrire et à marqueter, cet homme débonnaire, mais diablement secret, fera du bel ouvrage soigné et précis, appliqué à la technique. Donnez-lui carte blanche, lui qui n’obéit qu’à ce qu’il sent d’instinct en fera une œuvre d’art, des pierres de rêve, mêlant intuitivement essences, couleurs, architecture du bois suivant un langage poétique dont il est le seul à déchiffrer les arcanes.

Quelques heures bienveillantes passées avec cet artiste, artisan de lui-même. Moments où la passion d’un être se confronte à la curiosité d’un autre. L’un donne, l’autre reçoit. Partager est somme toute fort simple. De l’atelier à sa tanière, il suffit d’un court escalier pour dévoiler ses créations foirées, comme autant de patients témoignages de ses progrès, avant que confiance accordée, il ouvre son invraisemblable malle au trésor, un vaste hangar où s’entassent des milliers de lamelles de bois qu’il débusque avec précision, comme un orpailleur qui n’ignore rien de ses trophées et en connait chaque élément cartographique. Bref, un de ces anachorètes anonymes dont la grande beuverie médiatique n’a cure et qui pour moi, est essentiel à l’équilibre de mon être comme l’est mon premier café du matin. Un autre de ces microbes de Dieu que j’affectionne.

A la fin de chaque Mots de minuit, notre parangon des Arts conclut immanquablement par ces mots : la peine de mort n’a toujours pas été abolie aux Etats-Unis. Certes… Mais l’ennui de millions de gens ne mériterait-il pas lui  aussi d’être aboli ?

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 27/09/2012
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1 Comments

  1. Merci pour ce moment de franche rigolade, qui tombe à pic !
    Car en effet ça me change agréablement de toutes les paperasseries que je dois me farcir depuis quelques jours en provenance de mon assureur, qui n’écrit hélas pas aussi bien que toi, et ne me fait pas marrer ne serait-ce que deux secondes…

    Ayant décidé de zapper le petit écran depuis un bail je n’ai donc plus regardé l’émission de Philippe Lefait. Mais je suis déçue d’apprendre que ce gars, dont j’aimais bien la manière et ce qu’il dégageait de tranquillité – et dont je pensais justement, mais à tort visiblement, qu’il sortait un peu des sentiers battus – a rejoint la cohorte des confits dans le moule.
    C’est donc le dernier bastion télé-littéraire qui s’écroule, semble-t-il… À moins toutefois que d’autres émissions du genre aient vu le jour depuis mon divorce d’avec la télé. Ça je l’ignore…

    Toujours est-il qu’il y a une tonne de perles dans ta chronique, dont il aurait été dommage de nous priver.
    Sérieux, j’ai adoré l’expression « se photocopier », vraiment trop bonne celle-là !
    Quant à ton commentaire sur Dave, j’ai cru m’étrangler tellement j’ai rigolé.

    Bref, j’en passe et des meilleures, parmi lesquelles celle de t’imaginer chez ton arracheur de dents, à parcourir le fameux « Closer » en attendant la redoutable fraise.
    Ça m’a nettement rappelé ma lecture désespérée des « Gala » et autres joyeusetés royalobétifiantes propres aux salles d’attente des tortionnaires de la gencive !
    Quoi que… j’exagère un brin. Car je me souviens que dans celle de mon paternel se côtoyaient fièrement l’Express et le Figaro. À croire qu’il était du genre attentif à l’état de nos neurones, ou peu conscient du fait que la politique n’aide pas à faire passer la trouille, bien au contraire !;-) Non, je plaisante…
    Fin de la parenthèse autobiographique.

    Et pour en revenir à ta chronique, je trouve que le portrait de ton Monsieur Raymond-les-doigts- d’or (et le cœur aussi, visiblement) est un bien bel hommage à l’artisan autant qu’à l’homme… et donne envie de venir tâter quelques instants en sa compagnie des dites essences parmi lesquelles il t’a fait voyager.
    Comme quoi tes « Mots de Midi » compensent plus qu’avantageusement ceux, nocturnes, de Philippe Lefait…;-)

    Je te fais de gros bisous…

    Ficou

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