Une enfance en creux n’est ni un roman, ni un essai, même s’il tient à la fois de la biographie, du témoignage et de la critique du système de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), organisme chargé de la protection des enfants de la DDASS et des familles d’accueil, rebaptisées aujourd’hui par la novlangue, d’assistants familiaux.
C’est aussi l’amitié et la confiance qui lient le narrateur Denis Samain (pseudonyme) et Clothilde de Ravignan, le prête plume, la ghost writer qui non seulement a le sens de l’écoute sans a priori, mais a su en outre mettre en mots avec tendresse et rigueur, l’enfance douloureuse de ce jeune trentenaire à la recherche de son enfance, spoliée par l’administration de l’Aide à l’enfance,
Quelques mots sur Clothilde. Une femme qui fait mentir la fameuse phrase de Chateaubriand : « La vieillesse est un naufrage, les vieux sont des épaves« . A quatre-vingt ans passés, elle a donc écrit son premier livre, apprend l’hébreu et à cuisiner, est d’une curiosité insatiable, a une sacrée bougeotte, et déguste la vie avec un appétit qui fait défaut à bien des plus jeunes, voire très jeunes. Gentillesse, générosité, humour mais aussi une mélancolie discrète est ce qui caractérise cette femme éveillée qui à l’âge civil d’être arrière grand-mère, mais qui a su garder la hardiesse de la jeunesse.
Il y a des étiquettes qui vous collent au corps et à l’âme comme une malédiction. Enfant de la DDASS, en est une. Dès sa naissance, Denis Samain fut résumé à un numéro, le 412 745 AB 65. Un numéro tatoué sur un dossier qui le suivra jusqu’à sa majorité. Une autopsie d’enfance dûment répertoriée et contrôlée par la gestion administrative de l’Aide sociale à l’enfance, aussi froide et besogneuse que minutieuse, d’un « cassos » qu’il faut normaliser pour le rendre socialement acceptable via des choix qui lui sont imposés.
Etre placé dans une famille d’accueil, c’est être jeté dans l’inconnu, balancé aléatoirement comme des prospectus dans une boîte aux lettres. C’est une loterie gérée par une administration tatillonne et besogneuse. C’est souffrir d’un abandon que l’on ne comprend pas, c’est se poser une foule de questions qui restent sans réponse. Après bien des hésitations, Denis Samain, devenu pompier de Paris, se décide à partir à la recherche de son enfance spoliée, via la lecture de deux cahiers, lecture qu’il partage et commente avec Clothilde.
Deux cahiers que « tenait Alice – (sa mère d’accueil) – presqu’au jour le jour. C’était un cahier quadrillé. En fait, il y en avait deux, un grand et un petit, à la couverture bleue tous les deux. Le petit fut celui de l’enfance. D’un bleu fané pour avoir trop servi, tous les coins sont cornés. L’écriture, petite, serrée, est tantôt en noir, tantôt en bleu, parfois au crayon ou quelquefois en vert. Les dates sont toujours écrites dans la marge et des passages entiers sont soulignés. D’autres sont mis dans des rectangles de couleur, comme s’ils étaient exposés dans le cahier et surtout, je pense, dans la tête d’Alice. Je le regarde avec émotion. Toutes mes colères, mes révoltes, mes interrogations y sont consignées, mes cris angoissés dans des nuits sans sommeil, mes culottes salies bien plus que la normale. J’ai pu y lire aussi mes appels au secours. »
Tout y est consigné minutieusement par Alice Balheil. Jusqu’à la nausée, quant au harcèlement de l’administration peu encline à assouplir le dogmatisme stupide de ses règlements pour s’intéresser réellement à ceux qu’elle prétend protéger et traite en tant qu’objet plutôt que sujet. S’y entremêlent le trop plein de questions qu’elle pose aux assistantes sociales, aux psychologues et à la hiérarchie de l’ASE, qui lui valent remontrances et menaces, celles qui surgissent face au comportement erratique de l’enfant, ses colères et ses refus de l’autorité et du système, qu’elle a parfois bien du mal à comprendre et à gérer, avec en filigrane la présence, néanmoins teintée d’absence du « père d’accueil » Jean-Paul, donnant l’impression qu’elle fut l’élément principal du couple, capable de transcender les limites imbéciles et les dysfonctionnements de l’administration.
S’y inscrit en douleurs tues, la souffrance et la solitude de Denis Samain, enfant rêveur mal dans sa peau, clef de son comportement « à problèmes ». Car sa « fausse famille », celle d’accueil, celle d’Alice et Jean-Paul Balheil et de leurs deux enfants, se doit de s’effacer affectivement devant ses parents biologiques, Nicole et René, dont le handicap mental, selon l’assistante sociale qui suit Denis, est une tare indélébile et héréditaire : « il est idiot, ses parents le sont aussi, ça ne les a pas empêchés d’avoir un môme » Jugement lapidaire qui scelle son destin aux yeux de l’Aide à l’enfance, qui n’envisage rien d’autre pour lui qu’une « voie de garage, un Institut de rééducation. »
« Ces différents services avaient des règlements à respecter, mais aucune interrogation sur mes émotions, mes sentiments, le sens de mes pleurs à répétition, de mes aboiements et de mon agressivité permanente… en dehors des lieux où eux-mêmes intervenaient. Tous mes débordements étaient rangés dans un tiroir : trouble du comportement. Mais que vivais-je avec mes familles ? Le mot famille dit bien ce qu’il veut dire : il s’y échange de l’amour, au moins en principe, de l’aide, de la tendresse et de l’affection comme je le pensais souvent. Or, dans la famille de l’État, la règle était de faire en sorte qu’un pupille ne s’attache pas à la fausse famille. »
Pour l’enfant déchiré entre deux mondes, celui biologique qu’il ne comprend pas et qu’il refuse encore aujourd’hui, et celui d’accueil où il peine à trouver sa place, la consigne est stricte : interdiction de créer des liens affectifs entre lui et ses parents d’accueil qui se doivent de l’informer qu’ils sont payés par l’Etat pour lui assurer le gîte, le couvert et le transport. Pas plus. Pas d’initiative intempestive.
« Dans ma petite enfance, il y avait une ligne de démarcation entre ici et là-bas. La famille d’accueil avait un rôle officiel pour l’ASE, plutôt de l’ordre de l’hôtellerie et Alice avait celui de mère nourricière. Dans cette désignation, il y a bien « mère ». Or mère, maman, tout ceci me paraissait piégé. Quant à la mère nourricière, elle donne à manger pour le corps, mais aussi pour le bien-être du cœur, de l’intelligence et sans doute même, pour celui de l’âme. Je me souviens qu’à l’ASE on me répétait « tu ne dois pas dire maman Alice mais seulement Alice » et ne pas dire non plus « maman Nicole » mais « maman ».
Ses problèmes de santé physique et comportementale, son hyperactivité et sa dyslexie, liés à sa souffrance affective invisibilisée, son orientation scolaire et professionnelle, les vacances ? Pas touche ! Domaine exclusivement réservée à l’Aide sociale à l’enfance. Toutes les infractions au règlement sont notées, discutées avec la menace que le bail de location consenti à la famille Balheil, pour une durée de quatre ans renouvelable, lui soit retiré du jour au lendemain, sans sommation.
Finalement, Denis mettra un terme de lui-même à cette errance qui ne mène nulle part. Il découvrira la nécessité d’être autonome et responsable.
« C’est en refaisant le chemin dans ce cahier, il y a quelque temps, que j’ai pu mesurer à quel point les mauvaises fées, nombreuses à ma naissance, n’eurent pas le dernier mot, ni pendant toute la durée de mon enfance, ni jusqu’à ce jour. »
Une enfance en creux, un témoignage dont les ASE, leurs équipes et surtout nos hommes politiques actuels qui battent médiatiquement leur coulpe à propos des « enfants perdus de la République », devraient faire leur livre de chevet.
© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott –12/09//2023 .
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