Et je chante aujourd’hui les vivants, Dominique Lebel

Et je chante aujourd’hui les vivants, dernier roman de Dominique Lebel, est une invite au voyage. Un voyage où il faut se délester de toute anticipation, cesser de se projeter dans le récit et s’en remettre au bon vouloir, parfois fantasque, de l’auteur qui nous précède dans sa rêverie éveillée. S’y abandonner. Une narration onirique, au style pointilliste, empreint de cette élégance indifférente, raffinée, discrète et cruelle que l’on prête à la culture asiatique.

Au début, on ne comprend pas trop ni où l’on est, ni où l’on va. Il y a une femme dans un taxi, un certain Manuel qui l’a quittée et une jeune femme tuée quelque part, un jour, dans « un pays de lotus bleus et de rizières », des corps qui se balancent mollement dans des hamacs, des silhouettes en clair obscur, des mots suspendus.
Le temps est épais, si épais que les heures semblent s’y arrêter. La vie coule dans des veines gorgées de sang où la fureur de la violence se fait indolence. La moiteur conquiert les corps, les pensées les désertent. Le présent est sourdement tyrannisé par le passé. On est en Asie du Sud-Est. Quelque part dans la torpeur des Tropiques, dans l’Indochine d’hier et entre le Cambodge, le Vietnam et le Laos d’aujourd’hui.
Et puis il y a ces deux arbres, le Tetrameles nudiflora et le figuier étrangleur, qui étouffent de leurs énormes racines les pierres des temples. Ce sont eux qui, dans ce récit, bornent la mémoire de l’Histoire et des hommes. De fait, ils sont les témoins silencieux des évènements anecdotiques ou tragiques, individuels et collectifs qui ont traversé et traversent encore cette partie du monde. Eux-mêmes se livrent un étrange combat puisque le second étrangle le premier dans le lacis inextricable de ses fines et puissantes racines, tout comme s’entremêlent, se superposent ou se répondent les faits dont ils sont involontairement les spectateurs et parfois, les victimes.

De 1923 à 2018, on croise des personnages qui ont fait l’Histoire en écrivant la leur. D’abord, Malraux qui commença sa mythologie par le vol de statues à Siem Reap, près de Phnom Penh et qui donnera lieu à La Voie Royale – avec la complicité de son épouse Clara. Elle était riche, folle amoureuse de cet homme pour qui voler était moins déshonorant que travailler, lui préférant l’opium de la littérature et le succès et qui finalement, l’abandonna pour d’autres maîtresses plus jeunes. « J’ai un assez vague souvenir de ma première femme. Un cerveau brillant, un corps moyen. Je ne sais pas si je l’ai aimée, je ne l’ai jamais su. Je crois que je ne suis pas doué pour l’amour.»
Est évoqué sans le nommer La Condition humaine. La fiction se mêle à la réalité, l’esprit vagabond de l’auteur fait écho au récit muet des arbres. Les personnages fictifs croisent des êtres de chair et de sang. L’archéologue Henri Parmentier ; Tom, qui incarne peut-être le tristement célèbre Frère numéro 1 Pol Pot ; Duch, Frère numéro 2, bourreau du monstrueux camp S21 et fou de poésie française et de peinture ; Bophana et Ly Sitha, couple d’amants tragiques ; le poète cambodgien Khun Srun ; et puis, selon les années, Lucie, Paul Duchesnes, Annie, Claire.. qui viennent bousculer avec leurs questions la mémoire des survivants qui ne veulent plus se souvenir.

C’est une drôle d’histoire qui se raconte mal. Les mots s’y étriquent sous la puissance évocatrice d’une nature sauvage et de cet arbre millénaire « témoin privilégié, indissociable du décor, avec mes racines géantes, cette animalité qui est mienne. » Il la suit, d’une certain manière jusqu’en Normandie, Dans sa maison, sur la plage, poursuivant son monologue intérieur accordé à celui de l’auteur.

« J’ai parlé. J’ai dit les actes insensés des hommes, quand la haine les prend ou que les idées leur pourrissent la tête, au point qu’ils vont à l’envers de ce qu’elles exigeaient d’eux. J’ai dit leurs rancœurs, leur cruauté et les espoirs détruits, les corps meurtris, tout ce massacre et je suis revenu sur l’histoire de mon pays, si compliquée, jamais tranquille…[…]…Seulement il y a autre chose, il y a la lumière sur les rizières au coucher du soleil, le vert et le rose en concurrence et le sourire des enfants, même celui qui n’a qu’un œil à cause d’une mine est capable de sourire quand il arrive…[…]… Et le regard apaisé des survivants et la beauté de nos femmes, leur corps qui se ploie sous l’étoffe, le léger froissement que cela produit. Je voudrais dire tout cela, je voudrais dire que je ne me plains pas toujours et que je chante aussi,…[…]…aujourd’hui les vivants. »

Et je chante aujourd’hui les vivants est aussi déroutant qu’envoûtant, entre magie et tragédie qui nous renvoient à la complexité des temps actuels où l’horreur fait souvent silence. J’en ai aimé l’écriture ciselée, ses saveurs mélancoliques, entre désillusion et espérance prudente, la fraîcheur de ses dessins et cette expression : la pluie des mangues qui aurait fait un super titre.

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott – 16/02/2022 .
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Biographie
Après une longue carrière en tant que professeur de Français et de communication en BTS et IUT, je me consacre à l’écriture. Je lis beaucoup et vous pourrez retrouver mes chroniques sur mon nouveau blog, mais aussi sur ma très modeste chaîne You tube: les lectures de Dominique
Je suis née à Alger, j’ai quitté ce pays à dix ans. J’ai ensuite vécu à Marseille, à Paris, en Bretagne et en Catalogne. Je suis à présent installée à Albi. J’ai deux filles et le même mari depuis toujours (c’est à dire depuis mes 17 ans).


Livres
– Elle s’appelait Sonia Verjik, roman (H.Jacob)
– Un lundi au soleil, roman (H. Jacob)
– Monstres, nouvelles (H. Jacob)
– Chronologie des murs
– Le monde en mieux
– Les vies secondaires
Icônes
– Mater dolorosa
Bitume ou l’enfer de la route (L’harmattan)

 

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