En rappel, le premier volet de cette chronique
I. – Casse-toi, pov’Rom
Les gens du voyage… Expression sibylline validée par décret en 1972 et qui désigne tous ceux qui s’adonnent à une activité économique ambulante. Autrefois, cette appellation contrôlée concernait les colporteurs, les saltimbanques, les mercenaires, les travailleurs saisonniers, voire même les pèlerins. Aujourd’hui, elle désigne globalement d’une manière plus lapidaire et discriminatoire, les Roms, ceux dont nos sociétés démocratiques, à l’égal de leurs consœurs d’hier plus despotiques, ne savent que faire... Lire la suite…
Chez nous, les Roms
Lire Matéo Maximoff n’est pas entrer dans le cénacle de la littérature faite d’allégories, de métaphores, de litotes ou d’oxymores où les intellectuels de la plume se rancissent de leurs orgasmes stylistiques, espérant que l’Académie Française reconnaisse un jour leur mérite besogneux. Ce n’est pas non plus jouir de celle si commune aujourd’hui qui n’a d’autre style que celui de ne pas en avoir et inonde de ses platitudes interchangeables les gondoles des librairies. Lire Matéo Maximoff c’est se laisser porter par l’histoire d’un peuple, écrite avec les tripes, la douleur et le cœur, avec des mots simples, une vérité aléatoire et subjective, et la générosité que procure celui qui a appris, souvent à ses dépens, combien la vie est fragile, dans un temps sans repère qui s’ordonne autour des événements chaotiques et violents que ce peuple a subi, rythmés par sa mémoire qui, elle aussi, est fille du vent.
Lire Matéo Maximoff, c’est remonter dans un temps révolu et prendre le pouls d’un peuple, les Roms, parfois idéalisé par celui qui fut l’un de leur porte-voix. Tournons donc les pages des Routes sans roulotte, de Dites-le avec des pleurs, des Ursitory, de Savina, ou encore de Condamné à survivre, de La poupée de Mameliga et de la Septième fille. Ces romans, récits et nouvelles peuvent se diviser en trois groupes, entre les romans qui traitent de l’ancienne histoire des Roms (Le Prix de la liberté, 1955) – Savina, 1957 – Vinguerka, 1987) – Ce monde qui n’est pas le mien,1993) et se déroulent dans la Russie et la Roumanie du XIX° siècle au temps de l’esclavage ; ceux qui sont inspirés des contes, des légendes et des traditions tsiganes (Les Ursitory, 1938 – La septième fille, 1969 et La poupée de Maméliga, 1986) ; et enfin ceux qui se déroulent au XX° siècle, qu’ils soient autobiographiques (Dites-le avec des pleurs, 1990 – Routes sans roulottes, 1993), ou non (Condamné à survivre ,1984). Bien des hommes et des femmes qui sont évoqués dans les deux ouvrages autobiographiques, constituent le corpus de ses personnages romancés dont la voix résonne, s’interpelle et se répond, d’un livre à l’autre, entre légendes et réalité.
Partons donc en voyage au rythme lent de la vourdana (roulotte), accordé au pas des chevaux, que le progrès remplaça par des trains que les Roms louaient par wa- gons entiers, puis par la voiture et autres fourgon-nettes et aujourd’hui, l’avion. Suivons ces voyageurs, entre exode forcé et volontaire, cherchant, après s’être décla- rés auparavant auprès des autorités compétentes, un lieu pour se reposer, un bout de terrain que des Gadjés voudront bien leur céder pour une nuit ou pour un mois. Regardons-les allumer un feu de camp et planter le trépied auquel les femmes suspendront la piri, la marmite en fonte, pendant que d’autres montent la tsera, la tente, plus ou moins confortable selon que l’on est riche ou non, tout dépend de l’or que l’on possède. Asseyons-nous avec eux autour de la mangala (le brasero), près duquel chante le samovar, partageons le thé et faisons silence pour entendre les voix des conteurs, surgis des temps immémoriaux, se transmettre en romanès l’histoire et les coutumes des Roms, l’histoire des Hommes – tel est le sens de ce mot – et de leurs compagnes, les Romnia, où le fantastique, tant celui qui fait dresser les cheveux sur la tête que celui qui s’accompagne de mélopées prenantes, se mêle étroitement à la réalité, une histoire de clans et d’individus, parfois violente, parfois assassine, une histoire d’honneur et de trahison, de rites et de codes, d’amour et de haine, une histoire de fureur et de morts anonymes, pleine aussi du silence des braves gens en regard du génocide des Tsiganes européens, le Samudaripen.
Voici que surgit – toujours à l’improviste – la ténébreuse Darhani, la femme que l’on craint que l’on soit ou non Rom. Elle est aussi la Drabarni, celle qui donne les médicaments, qui connait les plantes, a appris la clairvoyance et pratique l’hypnose et la télépathie. Mais pour tous, elle est la sorcière. Nul ne sait son âge, pas même elle, mais elle sait son destin. Elle a le pouvoir comme Dunicha de savoir quand elle mourra. Elle a le pouvoir de voir les Ursitory1, trois anges qui se réunissent la troisième nuit après la naissance d’un enfant pour décider de son avenir. Elle sait que l’enfant, son petit-fils Arniko, qui vient de voir le jour, annonce la fin des siens, bien qu’elle ignore comment ils s’achèveront. Elle succombera violemment aux mains des siens, la tribu des Minesti, leur chef Yakali la soupçonnant d’avoir provoqué la mort de son fils, Frinkelo, qui, faisant fi de la sagesse tsigane, a épousé la fille de la sorcière. La haine est fille de la peur et Téréina qui n’a pas les connaissances de sa mère en fera la douloureuse expérience. Son fils Arniko, doué d’une force peu commune, vivra tant que la bûche qui présidait à sa naissance, ne sera pas consumée entièrement. Hélas, bien des années plus tard, une main traîtresse s’en chargera.
Dunicha n’était pas – semble-t-il – une mauvaise femme, mais son savoir dont elle usait peut-être à bon escient, en faisait néanmoins une prisonnière solitaire et esseulée parmi les siens. Tout comme l’est la Darhani dans La Septième fille. Personne, pas même elle, ne connait son nom. Mais elle aussi sait que sa fin est proche et que sans descendance, elle a le devoir de transmettre ce qu’elle fut – comme tout être humain se doit le faire avant de quitter cette terre – à une fillette, Silenka, qui a hérité de la potentialité du don, pour être, selon la coutume, la septième fille née de la benjamine d’une famille qui comptait elle-même sept filles. Intelligente et lucide, elle est au service de son peuple : quel est le rôle d’une sorcière sur cette terre ?, te diras-tu. La sorcière a l’habitude de faire du bien, pour cela on a recours à elle. Une malheureuse qui vient me demander de conquérir l’amour de son amant, une mère qui me supplie de guérir son enfant, un homme qui me prie de cicatriser ses blessures, tout cela je l’ai fait, pour quelques milliers de Roms et de Romnias…[…]… Mais vois-tu la superstition est une des plus grandes peurs que l’homme connaisse. Or, comme je ne sais rien refuser, j’ai fait aussi le mal quand on me l’a demandé. Mais cela, les hommes ne se sont pas fait prier pour le divulguer, et c’est tout ce qu’ils ont retenu. Quel Rom peut-il penser qu’une sorcière est une femme comme une autre, ni plus ni moins, qui aime quelquefois mais qui souffre le plus souvent ?… […]… Et puis, les hommes croient que Satan est l’ennemi de Dieu. Alors qu’en réalité, Satan est son bourreau, l’exécuteur des hautes œuvres de Dieu. Comme toute nation a ses bourreaux, Dieu a le sien.2 La Darhani usera de tous ses pouvoirs pour que ce qui a toujours été, continue à être. Les Roms ont aussi leur Lilith et leur Pandora. Elle leur est nécessaire pour maintenir à distance respectable cet invisible, que pourtant leurs femmes apprennent à lire au creux de la main et dont elles savent déchiffrer les arcanes, et cela d’autant plus que les Mulo, les fantômes, sont plus à craindre que les hommes. Ils surgissent de leur dépouille encore chaude – une apparence clonée des êtres vivants qu’ils incarnent mais dotés de pouvoirs souvent maléfiques -, comme c’est le cas pour Tantchi, père de Silenka, décédé d’une longue maladie provoquée par la Darhani. Dans Dites-le avec des pleurs, récit autobiographique de la grande saga kalderash des Maximoff, La Poleskina, la mère de Matéo, manouche de France, emportée en quelques heures suite aux soins reçus à l’hôpital pour une maladie bénigne, apparaît à la grand-mère, Lutka, pour réclamer le dernier-né de ses cinq enfants, Yoska3. Matéo a huit ans et entendre la voix de sa mère décédée ne l’étonne pas, pas plus qu’il ne s’en effraie.
Le Mulo m’a rappelé les Pei, ces fantômes qui hantent les nuits au Tamil Nadu, d’où selon certains seraient originaires les Tsiganes, et qui véhiculent les mêmes légendes dans les villes et le moindre village. On évite aussi de sortir la nuit et vient-il à se matérialiser un Pei, et c’est la débandade et l’errance nocturne. On attend le petit matin pour rentrer ici dans sa maison ou son pandel, là dans sa tsera. Pour s’assurer que le mort est bien mort, ici on hâtera sa crémation, là on lui plantera un couteau dans le cœur. Tantchi, qui mourra deux fois, la seconde par la main de son fils, renvoie à l’histoire réelle, contée par Evreno Puresko4, de Laytchi, qui passa de vie à trépas, d’un état cataleptique à une mort horrible, son fils Ripka ayant vu dans le réveil inopiné de son père, la marque du Mulo. Vrai ou faux, ici ou là, les hommes font toujours moins peur que les Mulo ou les Pei.
Mais la Darhani, aussi puissante soit-elle, ne peut défaire de ce qu’imposent les codes et les rites. Ils sont nombreux, complexes et nous laissent perplexes, certains nous paraissant antédiluviens, voire offensants, sans parler de tous les tabous dont Matéo Maximoff se garde bien de dévoiler les plus secrets. C’est ainsi que la sorcière n’a pas le pouvoir de rendre pur celui ou celle qui a été déclaré impur ou Marimé, l’une des plus grandes accusations qui puisse exister chez les Roms. S’agissant de la nouvelle accouchée, on retrouve la même tradition que j’ai vue en Inde du sud : la jeune mère ne peut toucher les siens durant les six semaines suivant l’accouchement ni sortir de son confinement de peur qu’attiré par le sang, un Pei se glisse dans son corps. Dans Les Ursitory, Téréina enfreint la règle, tout en sachant qu’une telle violation des lois pourrait lui coûter la vie, car par sa présence, contre toutes les coutumes, elle maudit en quelque sorte, tous ceux qui sont près d’elle… […]… Les Roms se retiennent de la tuer… […]… Ils ne peuvent ni la toucher, ni lui parler, sans être reniés par leur race entière.5 Dans Savina, l’héroïne déclare faussement sa rivale, plus heureuse en amour – elle a épousé le Rom, Ika, qui lui avait été promis avant sa naissance – d’avoir donné à manger de la viande à son beau-père qu’elle aurait auparavant lavée dans l’eau sale où elle avait fait tremper ses robes. Et Matéo Maximoff de préciser : Quelques explications sur le mot “marimé”. C’est une croyance aussi vieille que la race tzigane. Comme les Roms sont incontestablement de race hindoue, il existe chez eux la superstition de “marimé”, comme il existe chez les Hindous les “intouchables”. Peu de chose suffit pour qu’un Rom soit déclaré marimé et banni des tribus le reste de ses jours… […]… Aucun rom ne doit lui parler, fût-ce son propre fils, et encore moins le toucher, sans déroger à la loi et être rejeté lui-même. La chose est simple en elle-même. Qu’un morceau de pain tombe par terre et qu’un rom le ramasse et le mange, il est marimé. De même, un Rom ne doit pas se servir d’un couteau ou d’une cuiller qui a eu contact avec la terre. Aucun Rom ne doit entrer dans une tente pendant les quarante-deux premiers jours de la naissance d’un enfant. Il y a mille façons de se rendre marimé, et la réhabilitation est longue et incertaine. Toute une vie est parfois insuffisante pour purifier un Rom atteint de ce malheur.6
Néanmoins, la Darhani est conviée aux mêmes fêtes que celles qui rythment la vie de son peuple, celle joyeuse, comme la pativ qui répond à l’hospitalité dont les Roms se font un honneur et qui accompagne l’arrivée de l’un des leurs, un mariage ou une naissance ; celle plus grave, mais sans inutile tristesse, qui accompagne la mort.
Un Rom, du moins à l’époque que couvre l’œuvre de Maximoff, ne mourrait jamais seul, sinon entouré des siens et de ses amis et charge à ceux qui le veillaient, de satisfaire ses ultimes désirs. Pour éviter d’être marimé, on lave et on revêt le moribond de ses plus beaux atours. Une fois exhalé son dernier soupir, les femmes vident tous les récipients de l’eau qu’ils contiennent et voilent les miroirs. Le mort enterré, parfois au cimetière, parfois au bord de la route, on évitera de prononcer son nom pendant quarante jours afin d’éloigner le Mulo, et tout ce qui lui a appartenu, inclus ses animaux à l’exception des chevaux, sera brûlé. Avec ou sans présence de Mulo, le campement sera démonté. Commence alors la Pomona8, allant de la veillée du mort jusqu’à la levée du deuil et, qui est sévèrement régulée : les trois premiers jours, par exemple, on ne se lave qu’à l’eau pure, il est interdit d’utiliser du savon, on ne se coiffe pas, on ne se rase pas. La Pomona donne lieu a cinq cérémonies, trois et neufs jours, puis six semaines et six mois après le décès et enfin quinze jours avant qu’un an de deuil soit révolu. A la première Pomona, des victuailles et de la boisson sont offerts aux participants à qui interdiction est faite de dire merci, cette offrande étant gratuite et sans retour. Ce qui n’est pas consommé, sera jeté dans l’eau, le Mulo détestant cet élément. Seuls, les membres de la famille sont autorisés à participer aux préparatifs et les invités doivent être en nombre impair. Une place est faite au disparu. A la dernière Pomona qui rompt le deuil, les Roms prononcent une phrase rituelle qui délivre la personne disparue des chaînes que le chagrin a tressé, lui permettant de continuer sa vie sur un plan différent.
Évacuées ces légendes qui plongent peut-être leurs racines dans la réalité, admises comme telles ces pratiques qui peuvent nous sembler archaïques, voire castratrices, on ne peut néanmoins que s’interroger sur le fondement de la pérennité de cette nation qui ne veut d’autre terre que celle qui ignore les frontières et est passée maître dans l’art de la survie, pour avoir survécu à des millénaires de guerres, de révolutions et de persécutions, sans rien perdre de cette identité nationale dont nous nous réclamons aujourd’hui et cherchons vainement à en retrouver les vestiges dans les cendres de notre culture globale. Certes, la tradition orale, les codes et les rites qui la régissent, peuvent nous fournir a priori une explication plus ou moins rationnelle. Mais leur préservation de ce lent émiettement qui a eu raison des nôtres, n’est peut-être aussi que la conséquence de l’endogamie sociale, dans un sens très large du terme, dans laquelle depuis la nuit des temps est plongé le peuple tsigane.
D’abord, pure invention littéraire, il n’y a ni rois ni chefs ni président chez les Tziganes ! Celui jugé le plus sage est celui que l’on écoute. Mais lorsque Matéo Maximoff affirme que le nomade est libre parce qu’il n’obéit à personne. S’il accepte les lois, il s’empresse de les contourner dès qu’il le peut. Un père n’a même pas le pouvoir de commander à son fils…, cela est en partie contredit par ses récits, où il nous prouve que la communauté Rom est, dans tous les domaines, régie par des lois intrinsèques, intraitables.
Il y a d’abord celle de l’Omerta. Non seulement, un Rom ne dénoncera pas l’un des siens, mais lorsqu’il y a mort d’homme parmi eux, ils ne veulent pas mêler la justice officielle à leurs affaires… […]… Les Roms Kalderash rendent leur propre justice et règlent leurs différents en se basant uniquement sur leurs lois ancestrales. Celui qui a recours à la police étrangère et qu’on nomme familièrement un mouchard est non seulement banni de la tribu, mais parfois tué par l’un des parents de la victime.8
Il y a ensuite celle de la Kris, le tribunal Rom composé d’hommes choisis en fonction de leur respectabilité, de leur expérience et de leur réputation, convoqués de tous les coins du monde en cas de litige grave. Le krisinitory, homme jugé le plus sage de toutes les tribus concernées, préside cette cour de justice, écoute les plaignants qui prennent la parole tour à tour, avant de prendre une décision, tel Matéo Maximoff le raconte, par exemple, dans Savina. La vengeance est un droit et la sanction, acceptée par tous, est à la hauteur de l’affront. En ces temps dont parle Matéo Maximoff, un père pouvait occire sa fille pour avoir perdu sa virginité avant le mariage, deux hommes se battre au fouet jusqu’à ce que mort s’ensuive ou comme dans Condamné à survivre, obtenir un jour de sursis avant que tous les hommes de la tribu qui a subi l’offense, fassent le serment de le tuer, un jour, n’importe où et n’importe quand … Bref, une autre forme de fatwa ! Mais comme le reconnait aussi Matéo Maximoff : toute loi tsigane kalderash est basée sur l’honneur. La parole donnée est sacrée par celui qui la donne… […]… L’honneur, comme la liberté n’est qu’un mot, mais pour lequel le Tsigane parfois tue, et pour lequel le plus souvent, il se tue. Esclave de sa parole, là aussi il n’est pas libre.9
Il y a enfin toutes les règles qui quadrillent en général la société Rom, hiérarchisant les êtres par genre, par âge et par qualité et en particulier, celles qui légifèrent la vie de la femme. Pour cette dernière, que l’on soit féministe ou non, la validité de cette classification semble plutôt répondre à la satisfaction et au confort des hommes, plutôt qu’au souci du bien-être de leurs compagnes, épouses et filles. De fait, cette situation transcende largement le cadre de la communauté Rom, puisqu’elle caractérise, hier comme aujourd’hui et certes sous des formes différentes plus ou moins subtiles, pratiquement toutes les sociétés traditionnelles et celles dites modernes où la dominance masculine perdure.
On peut éprouver une grande fierté pour cette femme Rom, comme le fait si bien Matéo Maximoff, à travers, par exemple, les figures de Luludji et de Rakli qui subirent toutes les souffrances possibles aux mains des Nazis. On peut légitimement être orgueilleux de toutes celles, anonymes, qui refusèrent de quitter leurs jupes bariolées pour d’autres moins explosives afin de tromper leurs ennemis, allemands, russes, japonais et même français : la robe de la Romni, c’est son emblème, son drapeau, mais surtout sa fierté ! On peut chanter sa fidélité et son dévoue- ment à son Rom et aux symboles qu’elle arbore, comme le mouchoir qui désigne sa condition d’épouse : Le mouchoir qu’elle porte sur la tête, c’est son alliance. Quand une femme non-tsigane divorce, elle retire de son doigt son alliance. La Romni, elle, garde son mouchoir. Elle mourra et sera enterrée avec lui.10 Il n’empêche que ses droits sont réduits à la portion congrue : être inférieur par essence, très tôt elle doit faire abstraction de son corps et le dissimuler sous peine d’être étiquetée comme une Kurva (putain). Mariée sans son consentement dès l’enfance – tout comme les jeunes garçons (pratique toujours en vigueur au Rajasthan) – contre quelques galbis ou pièces d’or, et parfois, quoique rarement avant sa naissance (Savina), souvent battue par son homme, d’autant plus qu’il est sous l’emprise de l’alcool : Tu es son Rom et son maître. La loi t’accorde de la battre,11 ne prenant la parole dans les assemblées que lorsque la gente masculine lui concède, assujettie à toutes les taches domestiques tout en assumant sa part pour améliorer l’économie financière de sa famille, attendant debout que les hommes aient fini de manger le meilleur des plats qu’elle lui cuisine, etc.
Comme partout, le conquérant masculin est jugé à la hauteur de son tableau de chasse féminin, mais malheur à celle qui n’est plus vierge avant sa nuit de noces, trompe son Rom, tombe amoureuse de celui qui n’est pas le mari négocié par les familles et pire encore, s’il s’agit d’un Gadjé. Dans ce cas, elle sera reniée et bannie à tout jamais par sa communauté, comme ce fut le cas de Pola Negri, d’origine polonaise, actrice et compagne de Charlie Chaplin, tandis que Django Reinhardt incarnait, lui, la triomphale reconnaissance Manouche. Même encore aujourd’hui, et ce n’est pas uniquement la conséquence de l’opposition entre sédentarisme et nomadisme, les filles ont rarement accès à l’éducation, et même aux soins de santé, fait – insistons là-dessus – qui n’est nullement une spécificité de la communauté Rom, sinon de toutes celles où la femme vaut mille fois moins que l’homme qu’elle met au monde.
Matéo Maximoff, enfant surdoué qui avait appris à lire et à écrire seul, avant d’avoir une carrière pour le moins singulière, puisqu’il fut chaudronnier, projectionniste, écrivain, conférencier et historien de son propre peuple, lutta toute sa vie non seulement pour faire connaître les Roms, mais aussi pour les sortir par eux-mêmes et pour eux-mêmes des prisons invisibles où ils se sont enfermés. Et cette liberté passait, pour lui, par l’éducation, sans pour autant correspondre à celle de nos modèles scolaires.
Lire Matéo Maximoff, c’est donc aussi sortir du fantasme qu’émoustille en nous la vision libertaire du Tsigane. D’ailleurs, le mot liberté n’existe pas en romanès et si on veut le traduire textuellement, on dira : korkoro, autrement dit, Seul, pour signifier que le Rom est sans attache, que rien ne le retient. Comme l’oiseau vole d’arbre en arbre, le Rom, le Tsigane peut sauter d’un pays à l’autre.12
Il n’est pas plus libre que nous le sommes, et ce n’est ni une question de papiers d’identité et de carnet de circulation, ni d’avoir les clefs d’une propriété ou d’en refuser les murs, ni même une question d’être sédentaire ou nomade. C’est une question d’Homme, quelle que soit notre race, notre religion et l’étendue de notre culture.
Notes
1.- Les Uristory fut le premier livre écrit en 1938
2.– La Septième fille, p. 89.
3.– Dites-le avec des pleurs, p.48 et suivantes.
4.– La poupée de Mameliga, titre d’une des nouvelles de ce recueil, p. 79.
5.– Les Ursitory, p. 38.
6.– Savina, p. 118.
7.– La septième fille, p.148, 185 et suivantes.
8.– ibidem, p. 145.
9.– La septième fille, préface, p.15.
10.- Dites-le avec des pleurs, p.39.
11.- Savina, p. 21.
12.- La septième fille, p.11.
© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott – 20/06/2012
Encore merci et surtout BRAVO Mélanie. Ce deuxième volet m’a profondément émue. Tu as fait un travail remarquable. Simple, précis, juste. Sans doute l’un des meilleurs qu’il m’ait été donné de lire. J’espère que beaucoup de gens le liront et l’apprécieront et que cela leur donnera l’envie de lire les livres de mon père. Je te remercie de tout cœur.
Nouka Maximoff
Merci Nouka, mais je crois qu’il faut d’abord avant tout remercier ton père, Matéo, qui a fait, à travers ses livres, un travail généreux, passionné et passionnant, cordialement, Mélanie.
Un livre d’histoire passionnant, qui raconte véritablement ses époques, ses liens. Des personnages réels et attachants. Ce livre est un voyage inoubliable… latcho drom.
« Comme l’oiseau vole d’arbre en arbre, le Rom, le Tsigane peut sauter d’un pays à l’autre. » (j’aime beaucoup cette citation)
Merci Brun… de faire partager votre enthousiasme… et bonne route…, cordialement, Mélanie