En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis

Unanime et dithyrambique, la critique de En finir avec Eddy Bellegueule. Un récit d’apprentissage fulgurant, selon Télérama, une comète de Halley, hors du commun, d’après Madame Figaro, un poignant témoignage, pour la plupart. Et chacun d’applaudir à mots rompus la voix d’Edouard Louis qui dénonce, plutôt méchamment que violemment, l’enfer des bouseux, ceux de la province des années 1990, si lointaine qu’elle ignore tout d’internet et des SMS. Ils vivent dans la merde et dans la mouise, vont de l’usine au RMI, du pastis au coma éthylique, de la télé au pieu, du foot à la baise, du foutre au sperme… Le monde à chier d’Eddy Bellegueule. Un monde peuplé d’hommes et de femmes incultes et d’une stupidité crasse, souffrant par tare familiale d’une anorexie mentale émaillée d’un langage à la gouaille triste. Des culs-terreux, des ruraux pauvres et des banlieusards – tous ancrés dans la Picardie d’en-bas – qui rament à sous comptés et sans joie contre un quotidien voué à une inéluctable fatalité. Le père, la mère, les frères, les sœurs, les cousins, les tantes, les oncles, les grands-pères et grands-mères dont le rescapé de l’enfer picard, devenu narrateur, nous tartine page après page le portait misérabiliste et caricatural. Les clichés pleuvent à Clochemerle. Les hommes, alcooliques par héritage, sont virils, violents, racistes, antisémites, homophobes, exhibitionnistes, accros à la Roue de la fortune, regardent la télé en se grattant les couilles et meurent de cuite aigüe, d’obésité, de diabète, de cancer ou de rupture d’anévrisme. Ils se reproduisent bestialement parce qu’ils l’ont toujours dur et que leurs femmes sont là pour ça, après avoir fait la bouffe et la lessive. Celles-là sont résignées, enceintes jusqu’aux yeux à peine sorties de l’adolescence, évacuent leurs fausses couches dans les chiottes comme s’il s’agissait d’une quelconque selle, bossent comme caissières parce que leur QI est aussi bas que l’horizon et bien sûr, reçoivent des beignes de leurs maris. Les maisons sont toutes déglinguées, moisies, puantes, sans fenêtres et sans portes, et bien que chauffées au bois, on s’y gèle sec. Il ne manque que les cloportes…

Vient ensuite le calvaire proprement dit d’Eddy Bellegueule qui quotidiennement, pendant deux ans, s’en prend plein la tronche et le corps à la récré. Un grand roux et un petit maigre bossu, un couple de petites frappes ô combien convenu, l’attendent et lui font copieusement la fête en le traitant de pédé, en osmose avec la rumeur villageoise. Ils lui éclatent la rate, lui tape la tête contre les murs, le laissent souvent à moitié sonné, ce qui n’empêche pas le jeune Eddy de continuer placidement sa journée scolaire comme si de rien n’était, sans que ni ses profs ni ses parents ne s’aperçoivent de cette maltraitance obstinée. L’ambigüité s’insinue dans ce triangle sado-masochiste. Eddy Bellegueule finit par se plier au jeu, attend anxieusement ses tortionnaires, les observe, entre en complicité intello et muette, essayant de déchiffrer en eux le moindre indice lui indiquant leur état d’esprit, indépendamment de son histoire avec ces deux bourreaux en herbe.

Cette catharsis littéraire n’en est pas à une incohérence près. L’auteur raconte avoir été abominablement seul, et malgré tout, avoir appartenu à une bande de potes, ceux de l’abri bus et du hangar, des préadolescents par qui il se laissa complaisamment sodomiser non pas une fois, mais des dizaines – et avoir obtenu un franc succès au théâtre, ce qui le convertit en pop-star du lycée. Bref, moins stigmatisé et moins rejeté que ce qu’il dénonce crûment. Finalement, c’est par le biais du théâtre, puis en entrant à l’École normale supérieure qu’il quittera ce cercle vicié et homophobe du lumpenprolétariat pour se couler dans le moule plus soft et tolérant d’une bourgeoisie « libertaire » où se faire traiter de pédé ou de lopette n’est plus – semble-t-il – ni humiliation ni insulte mais reconnaissance bienveillante de sa différence. Happy end bidon et clap médiatique. La bonne conscience reconnait les siens !

Le cas d’Eddy Bellegueule est un épiphénomène en résonance avec notre époque. Entre récit d’une enfance frustrée, roman autobiographique et rébellion embourgeoisée, Edouard Louis prétend nous dresser un portrait de l’homophobie, de la discrimination et de l’intolérance et des dommages collatéraux dont il a été victime. Victime ? La malhonnêteté intellectuelle n’est pas loin. Ni victime, ni héros. Juste collaborateur si l’on en juge son attitude passive devant les humiliations quasi constantes et ses multiples tentatives – jusque bien passée l’adolescence – pour se couler dans le moule de la normalité mâle, celle du type viril qui aime la bière, le foot et les filles, complètement dépourvu de ce sens critique et de cette lucidité assassine qu’il a pourtant fort aiguisés envers son propre entourage. Edouard Louis affirme n’avoir pas eu d’autre choix que de prendre la fuite, omettant pudiquement le fait qu’il a juste attendu que la vie lui en offre l’opportunité, celle – selon la formule en goguette actuellement – de monter dans l’ascenseur social. A moins que de choisir entre rester dans son patelin et donc renoncer aux études pour être en conformité avec ce normatif mâle version ouvrière, ou devenir un intellectuel émancipé et mondain version bourgeoise, constitue en soi une fuite délibérée ! Cette vérité qu’il nous propose, sous des auspices sociologiques comme il l’affirme, n’est que la sienne et rien d’autre que la sienne, avec ses prismes déformants et surtout, ses mensonges, son mépris et son arrivisme. Et ces phrases creuses politiquement déculpabilisantes : Les bourgeois n’ont pas les mêmes usages de leur corps. (…) Je ne suis peut-être pas pédé, pas comme je l’ai pensé, peut-être ai-je depuis toujours un corps de bourgeois prisonnier du monde de mon enfance. » La souffrance pour cause d’homosexualité serait-elle le garant d’une légitimité culturelle ? Beethoven était sourd, Esref Armagan célèbre peintre turc, aveugle, tout comme l’alpiniste américain Eric Weihenmayer. Hélène Keller, écrivain, était sourde et muette. Petrucciani, musicien génial, nain et le non moins génial mathématicien Stephen Hawking souffre d’une maladie dégénérative qui le plombe vivant.

En voulant en finir avec lui-même, Eddy Bellegueule a ironiquement fait passer au second plan son géniteur, Édouard Louis, dont ce premier roman au style quelconque ne signe pas, loin de là et du moins à mes yeux, le talent exceptionnel que tout le monde ou presque lui prête. Édouard finira peut-être par être oublié au profit d’Eddy. Et c’est bien. Car le monde est plein d’ Eddy Bellegueule, filles et garçons, qui ne pourront jamais raconter leur histoire tant leurs différence est mutilée, voire assassinée, dans une indifférence quasi générale, celle-là même qui se pâme devant des œuvres de mirliton.

Le nouveau Céline, dit-on…. J’hallucine.

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 19/08/2014
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