Haïr l’Autre, tous les autres – Georges Hyvernaud et Jean Bradley

… pour ne pas nous affronter à notre ambiguïté.

« Odeur du sang, odeur de merde, odeur d’urine, odeur de chair brûlée et pourrie. Odeur de peur. Odeur de haine. Odeur aussi d’humanité. Odeurs toujours dans mon odeur et dans mes souvenirs… »,  aurait résumé mon amie Birgit, qui aurait ajouté : « mais que peut-on faire quand cette douleur n’est pas d’ordre physique, sinon essayer de refaire revivre cette terre brûlée et de la conquérir avec une illusion, bien que tu n’aies plus la foi ? »

Dans La Peau et les os, Georges Hyvernaud qui à l’âge de trente-huit ans, passa cinq longues années dans un camp de prisonniers en Poméranie, dix-huit cents jours de mise à cru jaillie de la promiscuité des hommes, vainqueurs et vaincus, nous plonge dans la monotonie grise de son propre enfer. Une folie plate – presque ordinaire – et sans issue qui tourne sur elle-même. Sueurs intimes, défécations collectives, ambitions miteuses, pathétisme des instincts, dignité déglinguée, une litanie de turpitudes communes à tous et que l’extraordinaire des circonstances dévoile, marquant au fer rouge de l’abjection, chaque être humain, d’où qu’il vienne. « Et on s’imaginait qu’on avait une âme, ou quelque chose d’approchant. On en était fier. Ça nous permettait de regarder de haut les singes et les laitues. On n’a pas d’âme. On n’a que des tripes. On s’emplit tant bien que mal, et puis on va se vider. C’est toute notre existence. On parlait de sa dignité. On se figurait qu’on était à part, qu’on était soi. Mais maintenant on est les autres. Des êtres sans frontières, pareils, mêlés, dans l’odeur de leurs déjections. Englués dans une fermentante marmelade d’hommes. Remués, brassés, perdus et fondus là-dedans. Égalité et fraternité de la merde. On avait ses problèmes. On était fier de ses problèmes, de ses angoisses. On n’est plus fier de rien, maintenant. Et il n’y a plus qu’un problème qui est de manger, et ensuite de trouver une place où poser ses fesses sur ces planches maculées. S’emplir, se vider. Et toujours ensemble, en public, en commun. Dans l’indistinction de la merde. On ne s’appartient pas. On appartient à ce monstre collectif et machinal qui toute la journée se reforme autour de la fosse d’aisance. »

Si le style quasi monastique de Georges Hyvernaud, où la sécheresse le dispute à la subtilité et l’ironie, à une lucidité désenchantée, est un bijou en soi, – un Céline inversé -, on ne peut cependant s’empêcher de penser que sa lente désintégration face à des humiliations répétées n’est pas née de l’emprisonnement, sinon de l’homme écœuré et frustré qu’il était déjà avant, qui le mena d’une enfance pauvre à la morne sécurité bourgeoise professorale, temps où il avait devant lui, « quarante cervelles où verser de l’histoire ou de l’algèbre. Selon qu’ils en pouvaient plus ou moins contenir, on leur accordait plus ou moins d’intérêt. », temps où son élève Gokelare n’était qu’ « un nom sur mon carnet, entre les F et les H » et où le professeur était « en règle. J’aime être en règle. Je suis un fonctionnaire ponctuel… […]…Gokelare m’a écrit. Il s’est raconté…[…]… Mais je n’ai pas deviné. Je l’ai abandonné à sa solitude, et amer d’une amertume qui ne s’effacera plus. Je suis un professeur comme les autres. » Il faudra qu’Hyvenaud, au terme de ce long monologue amer  découvre que le jeune homme, devenu communiste, a été fusillé pour qu’il surgisse des limbes de sa mémoire et reprenne vie dans son esprit d’homme ordinaire, aussi autiste à lui-même qu’à l’autre, à tous les autres, avant de retrouver, retourné dans le monde des vivants, sa place étriquée de « globule. Et quelquefois, ça se coagule, ça forme un petit caillot. Ça se rassemble dans une salle à manger qui sent la vieille femme et le vieux chien… »

Est-ce donc ainsi que les hommes vivent ? Face à l’insoutenable, nul ne peut jurer de ce qu’il fera ou ne fera pas.

Jean Bradley, « un tout jeune homme, long, émacié, à la peau encore grise, et creuse et sans vie, avec de beaux yeux singuliers que des lunettes sombres, dont il jouait selon son humeur nerveuse, cachaient et découvraient tour à tour« , tel le décrit Kessel dans sa préface de Jours Francs, publié par René Julliard en 1948 et œuvre d’un homme anéanti, avait dix-sept ans lorsqu’il fut arrêté pour avoir hébergé, sans prendre la mesure de son acte, un soldat britannique. Après dix-huit mois de prison au Cherche Midi, puis dix-huit autres mois à Fresnes, il fut déporté, deux ans d’horreur absolue, avant que le camp ne soit libéré par les Américains. Mais « les souffrances ont déchaîné – en lui – la soif du meurtre et on cherche sa part de représailles… Le massacre est une leçon qui s’apprend et on a eu tort de nous l’avoir appris. » Jean Bradley avoue l’impensable, rompt un tabou et nous plonge dans une orgie de massacres, de viols et de fureur que l’Histoire a soigneusement évacué, préférant garder dans ses annales la vision aboulique de ces rescapés, de « loques et de squelettes nauséabonds et ridicules, du vent, des ombres, des plaies et des pleurs« , n’ayant que « la peau sur l’os et la bure rayée sur la peau. » Pas question que les victimes deviennent bourreaux. Et pourtant, Bradley ose le dire et l’écrire : « Oui, j’ai tué avec rage, avec haine, avec foi, avec une lucidité terrible. J’ai tué parce que j’avais mal, dans mes yeux, dans mon crâne, dans mes oreilles, dans ma poitrine, et dans mon ventre et dans mon âme. J’ai tué pendant deux semaines avec toute ma violence et tout mon mépris pour recouvrer le droit de vivre…[…]… Et derrière nous, derrière nos bras, il y avait les camarades torturés depuis des mois ; il y avait Dora, Auschwitz, Ravensbruck, Buchenwald, Dachau, Mathausen, Gurs, Compiègne et les bagnes, les citadelles, et les chambres à gaz et les couloirs sombres où l’on brûlait la viande humaine ; il y avait les déportés politiques de toutes les nations d’Europe, il y avait les martyrs, et les disparus dans l’ombre avec des gestes de poupées lasses ; il y avait les servitudes, il y avait ce crime de nous avoir rendus plus bêtes que les bêtes ; il y avait notre saleté, notre vermine, nos matricules et nos dents tremblantes. Le rutabaga, le chou et la flotte et les graviers et les cordes et les gibets ; il y avait les expériences médicales, la peste, et le typhus, et la folie et la terreur, le front moite, et la faim, et les frères qui se battaient pour une portion de soupe et les amis qui sanglotaient d’épuisement avec le ventre creusé de taches écarlates ; il y avait la dysenterie et l’eau pisseuse et puante qui s’échappait de nos intestins, il y avait les gifles, et l’interrogatoire et la cigarette que l’on contemplait ; et la chemise blanche, ou rouge, ou bleue ou verte de la traductrice, et les fausses paroles et les vraies que l’on ne pouvait plus croire, il y avait les cellules, les « Verboten » les cruches, les châlits et le broc, et la couverture qui sentait la paille et le plâtre, et la lumière dans notre nuit et nos rires de dégénérés, de fous et de lâches ; il y avait les menus fantastiques imaginés dans les solitudes et l’angoisse ; il y avait les appels de l’aube, et du matin, et de l’après-midi et du soir ; il y avait les arbres de Noël devant les grappes de pendus. »

On est bien loin de l’autopsie minutieuse, quasi pathologique, de Georges Hyvernaud et même de l’exercice littéraire. On s’en fout… A l’intellectualité sans générosité du premier, soldat malchanceux et adulte consommé, répond l’animalité du second, adolescent sans jeunesse. Une haine nourrie du pire des hommes, des yeux qui n’en peuvent plus de ce qu’ils ont vu, des oreilles qui n’étoufferont plus jamais les cris qu’ils ont entendu… Bref la vengeance salvatrice d’un être dont la vie a perdu toute parcelle de sens. Pour qui ? Pour quoi ? Il lui faut exorciser, avec ses compagnons d’infortune et d’errance, mille morts, la sienne et celle des autres, par d’autres morts physiques et torturées, conscient que tout ce sang ne fertilisera pas le désert psychique que lui a légué l’horreur, avant de retourner au néant. « Se coucher contre une grande pierre chaude et mourir… »

La sincérité est aussi brute que cette réalité là fut innommable et demeure innommée.

Est-ce donc ainsi que les hommes vivent ? Ayant vécu des horreurs similaires, des hommes et des femmes sont néanmoins devenus des phares qui ont su commu-niquer l’intemporel et sa générosité, le contraire de tout ce qu’ils avaient enduré, la tendresse.

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott  – 2011

 

 

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