Le Serment du Passeur, thriller psychologique de Frédéric Clémentz, auteur indépendant, s’enclenche dans sa construction comme un jeu de quatre poupées russes.
La première matriochka, celle qui situe l’être humain dans le monde qui est le sien, celui qui a le plus de poids ses yeux, s’appelle Antoine Drévaille. Un jeune trentenaire, sourd de naissance. Tout commence par une lettre rédemptrice et vengeresse que le jeune homme écrit à celui qui fut son tortionnaire Obringer, il y a presque vingt ans de cela. Il lui explique qu’il a transcendé sa haine en un amour puissant qui le guide dans tous ses actes. Cynthia son amour de jeunesse, la sœur d’Obringer, en sera la messagère.
Dans l’attente de son arrivée, Antoine dérive entre passé et présent dans le paysage niçois, ce qui donne lieu à de belles descriptions : « Arpenter ces sentiers le long des côtes déchiquetées est un ravissement. Une sieste mentale où la mémoire n’est plus que murs blanchis à la chaux tapissés de filets de pêcheurs. » La machine se grippe lorsqu’il apprend que son bourreau est mort et enterré. Cynthia redevient un être ordinaire qui rejoint la grisaille uniforme et redondante dans laquelle l’auteur enrobe un peu systématiquement tous les êtres qui n’appartiennent pas au scénario du roman. Dès lors, Antoine peut passer à autre chose : « Parfois sauver sa peau passe aussi par l’effacement de ceux qu’on aime…[…]… Le deuil est consommé sur place, à la va-vite. Sans effusion ni chagrin… Une excuse idéale pour faire place nette et se donner le beau rôle : celui de tuer pour s’aider à s’en sortir et aller de mieux en mieux. »
Salomé Watts, fragile et malade, Froz, joueur interlope (ce qui donne lieu à une très belle scène avec Maga, « une foutue garce en acier chromé »), qui a « le désespoir en goguette » et l’alcool comme carburant pour étancher son talent d’écrivain dépressif, Simon Caberna, éditeur talentueux mais archétypal « sinistré par sa haine du genre humain », Bernadette Quick, une quarantenaire Bisounours « chrétienne hallucinée » seront les élus bienheureux d’Enzo Rousqueti, seconde matriochka messianique et double schizophrène du narrateur. Sa souffrance de môme violé l’a fait basculer, à l’âge adulte, dans une clairvoyance meurtrière. Euthanasier ceux qu’il aime, « rendre service à ses amis, est de libérer de leur trop lourd fardeau... » est, pour Enzo vs Antoine Drévaille, assassin aimant vs passeur christique, « une façon d’aérer le chagrin. Ce chagrin enfermé à double tour dans mon ventre et qui me donne de furieux coup de bec. ».
On se laisse embarquer par la première partie rondement menée de ce thriller, d’autant plus que s’affirme un style (un tantinet célinien) qui change du plat et trop fréquent sujet-verbe-complément, un style où les mots sont : « encore avec de la terre dessus. Des mots pas lavés. Pas préparés. Des mots pas éduqués. Libres. » Joli mensonge, car le texte est ciselé et travaillé, bien que parfois Frédéric Clémentz cède à la facilité récurrente de figures stylistiques, un air de déjà vu : « rides qui ressemblent à des cicatrices, fumier des jours, agonie de la lumière, vie qui pue, mémoire des jours éventrés… »
La troisième matriochka rompt brutalement ce charme par l’irruption d’un personnage connexe, Alexandre dont la vie mouvementée, entre jeux, beuveries et putes, est la somme de celles de Froz et de Caberna. Le jeune homme, lui-même écrivain qui se refuse à céder à la loi du marché avec des bouquins « à l’eau de rose, fades, sans âme, aseptisés et anémiques » (on ne peut que donner raison à Frédéric Clémentz !), victime d’un AVC, se réveille du coma dans la peau d’Antoine Alexandre Drévaille, auteur de la « fiesta imaginaire » qu’il a concocté depuis les limbes fantasmatiques de son esprit. Autour de lui, tous les protagonistes de ce thriller. Le Serment du Passeur serait donc son œuvre. Et bien, non !
Peut-être motivé par cet entêtement qui caractérise bien des auteurs, débutants ou non, de vouloir épuiser tous les reliefs du pitch, Frédéric Clémentz nous invite à rencontrer Norma Mills, la cinquième matriochka, véritable auteur du livre. Lors de son interview où les questions orientent les réponses, outre peut-être des éléments autobiographiques qui s’y glissent, Frédéric Clémentz non seulement nous dévoile les dessous de sa création, mais se livre également à une critique anticipatrice – « votre livre et son dénouement sont vraiment bluffants » – dont la teneur constitue à elle seule la chronique que l’on pourrait faire de son ouvrage, sapant d’autant la spontanéité et du lecteur et de l’éventuel chroniqueur : « il y a dans ce livre quelque chose qui ne relève pas du calcul ou d’une stratégie, non mais qui vient vraiment du cœur, et même du ventre…[…]… La base de tout texte réussi. Si on ne met pas ses tripes sur la table, je ne pense pas que l’on puisse toucher les gens. », ce qui en soit me paraît une évidence qui dépasse largement le seul cadre de la littérature.
Dans ce jeu de poupées russes tronqué du fait que le point de vue de l’observateur échoue à se modifier à chaque emboîtement dont certains me paraissent superflus, nous voilà au terme de la lecture en possession de tous les secrets de la création de l’histoire qui précède et à mon sens, cela casse le rythme et la magnificence de la première partie du Serment du Passeur. Il ne fait jamais bon d’habiller ce qui est nu.
© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott –27/06/ 2016
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Le Serment du Passeur a été élu lauréat par le jury Amazon-Kindle salon du livre 2016
J’ai beaucoup apprécié ce roman. Pour ma part, je trouve que l’intérêt se trouve justement dans ce jeu de poupées russes surprenantes, inattendues… les surprises provoquées autant que par le style travaillé de l’auteur… Néanmoins, heureusement que j’ai lu le livre avant ta chronique, car je trouve que tu dévoiles trop la fin, beaucoup trop. Pour ma part ça m’aurait alors vraiment gâché mon plaisir de lecture.
Bonjour Nicolas
Dévoiler ou ne pas dévoiler la fin d’un roman… n’est pas systématique chez moi (voir ma chronique sur Mémorial Tour, entre autres ou d’autres sur mon blog ou sur La Cause Littéraire ou Mediapart et précédemment sur Culture Chronique ou Pluton Magazine). Lorsque je parle d’un livre, que ce soit en bien ou disons d’une façon plus critique, j’essaie qu’elle soit constructive pour l’auteur, tout en étant parfaitement consciente que c’est juste le point vue d’une quidam et qu’il peut en tenir compte ou le flanquer à la poubelle. Je n’oblige personne à y adhérer.
Dans ce cas précis, il me semble que Le Serment du Passeur aurait gagné en intensité, inclus en intégrant peut-être d’une autre façon le chapitre « Alexandre », mais en oubliant carrément celui de « Norma Mills » qui fait trop promotion.
Pour garder cette indépendance, j’achète pratiquement tous les bouquins que je chronique, sauf ceux qui me sont proposés en SP (mais j’en prends très peu).
Ensuite, j’en ai un peu marre de lire des chroniques qui se limitent à balancer le résumé, quelques extraits et le ressenti du lecteur, sachant que la règle est souvent de ne parler que des livres que l’on a apprécié de manière dithyrambique et de passer sous silence ceux qui n’ont pas rencontré un écho en nous – ce qui est une entourloupe intellectuelle – sous prétexte de ne pas blesser l’ego des un(e)s et des autres, que l’on soit connu ou non.
Expliquer le pourquoi et le comment d’une opinion mitigée est un exercice difficile, qui exige une sincérité certaine. Sinon à quoi bon ?