Ce n’est pas un grand livre, mais ce n’est pas non plus un mauvais livre. Juste une valeur sûre. Du Jean Raspail. Bien torché. Pas un style qui dépote, non. Plutôt pépère, plutôt propret. Rien qui dépasse, mais rien qui retient non plus. Lisse comme l’histoire et ses protagonistes. La France pétainiste de juin 1940, celle du pouvoir qui se barre au nom du courage pour sauver ce qui reste soi-disant à sauver sur fond de débâcle, ministres effervescents d’inefficacité dont l’un porte le nom, comme un clin d’œil vachard, du plus célèbre bordel de l’époque où le Tout Paris nazi et collaborateur alla se délivrer studieusement du mal, maîtresses gloussantes de vulgarité et dossiers dont personne n’a plus rien à foutre, croisent d’un château à l’autre la France d’en-bas – comme on dirait aujourd’hui – celle qui s’en fout ou qui a la frousse et sauve ses meubles ou plutôt le peu qu’elle peut emporter avec elle sur les routes de l’exode en direction de nulle part, mais loin de l’envahisseur allemand qui, lui, avance aussi surpris que ravi de rencontrer si peu de résistance sur sa route. Dans ce paysage fait d’agitation stérile et anxieuse, de soleil champêtre, d’attente résignée et de scènes domestiques grotesques, en résonance avec notre époque, se greffent les vacances forcées de trois adolescents formatés Vieille France, Bertrand Carré ado fantasque dominateur et manipulateur, Maïté qui consciente de l’insolence de sa beauté a parfaitement compris comment en jouer et en monnayer les faveurs, leurs courtisans malmenés mais consentants, les garçons Pierrot et Zigomar, la fille Zazanne que sa stupidité et sa laideur supposées vouent à toutes les humiliations, inclus sexuelles, et le narrateur qui n’a de cesse de justifier sa molle lâcheté, tant il est fasciné par Bertrand, son meilleur ami, et par Maïté dont il est bien évidemment amoureux.
Entre déferlement hormonal et romantisme fiévreux et sacrificiel, sans doute la majorité des lecteurs de Jean Raspail n’y verra que le feu d’artifice de l’adolescence, précipité par les prémisses de la seconde guerre mondiale, la narration d’un effondrement, celui d’un pays et de l’enfance, le soupçon d’un récit autobiographique ou la métaphore de l’île comme espace de liberté où une bande de gosses joue à faire la guerre, peut-être pour racheter la couardise des adultes. « Notre chance à nous, ce fut de sortir de l’enfance en sautant en plein dans une vraie guerre. Nous nous y retrouvions tels que nous étions, mais jouant à présent pour de bon. »
Il n’empêche que les personnages de Bertrand et de Maïté détruisent insidieusement ce bel édifice de nobles valeurs chevaleresques que Jean Raspail revendique et défend à juste titre dans ses livres comme dans ses articles. Ces deux-là ne font que reproduire un monde qu’ils jugent et méprisent franchement en utilisant les mêmes artifices que les adultes. La mythomanie du jeune homme habille de clinquant son refus d’ancrage dans une vie qu’il subit plutôt qu’il ne décide. Il se veut fier, d’une fierté sans demi-mesure, autoritaire, voire despotique, dont il use et abuse sans se soucier des conséquences, son ego en or massif étant le capitaine aveugle de son naufrage. La belle Maïté, dénuée d’émotions, est aussi glaçante que calculatrice. Sa beauté est un sésame qui dort au creux de son sexe dont elle use et abuse, elle aussi, avec une facilité déconcertante. Deux sociopathes en germe bien loin du vert paradis des amours enfantines qui renvoient à son humanité, entre faiblesses, doutes et certitudes, le narrateur, comme elle lui avouera des années plus tard – avec une lucidité sans remords – alors qu’elle est devenue une actrice célèbre (l’auteur nous donne des pistes sur son identité) : « Tu sais ce que nous étions, tous les deux, Bertrand et moi. D’incomparables jeunes monstres.… […]… Et toi : « tu as toujours peur de tout, naturellement de la vie, même de toi-même. C’est pourquoi tu tu exaltes les beaux sentiments, les causes perdues, le dépassement. Tu m’amuses... »
Le personnage le plus sympathique qui incarne ces valeurs, à savoir la droiture et la noblesse des sentiments, est, me semble-t-il, le jeune lieutenant allemand, à peine âgé de vingt ans, Frantz von Pikkendorff qui commande un détachement de panzers : « il m’est impossible d’oublier, devant cette France à genoux, que je suis à moitié français autant qu’à moitié allemand. J’imagine quelle souffrance serait celle de ma mère aujourd’hui...[..]…. Depuis trois jours, nous fonçons en pays conquis sans éprouver de résistance. On dirait à présent qu’il existe deux guerres qui ne se rencontrent plus, la nôtre et celle des Français. Mais où sont-ils donc passés ? Il n’y a pas le moindre signe qu’une troupe organisée quelconque nous attende de l’autre côté de la Seine... […] Alors ? Le dernier quart d’heure ? L’ennemi au bout de son effort ? Le combat sans esprit de recul ? Je guette de l’œil ma douzaine de lascars. Je le connais. Je sens l’immense rigolade qui commence à secouer leurs épaules. » Bertrand mourra stupidement par défi. Pikkendorff, par devoir. Une tête brûlée qui si elle avait vécue aurait pu devenir héros ou bourreau contre la lucidité désenchantée d’un jeune soldat égaré dans un conflit auquel il se soumet.
© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott – 21 décembre 2016
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L‘île bleue, Jean Raspail
Première édition 1987, réédition août 2016,
Robert Laffont,
ISBN : 2-221-19576-0