En octobre 1936, Béthune conscient que “la démocratie se débat entre la vie et la mort. Cela a commencé par le Japon et maintenant, cela gagne l’Espagne. Bientôt, tous les pays seront touchés. Si nous ne les (les fascistes) détenons pas en Espagne, alors que nous pouvons encore le faire, ils convertiront le monde en une boucherie.”, s’engage, avec 1700 autres volontaires canadiens, aux côtés des républicains, non pour répondre à la politique du parti communiste, sinon comme il le dit lui-même pour “en suivant l’impulsion que lui dictait sa seule volonté.” Rappelons au passage qu’après les soulèvements de mai 1937 à Barcelone, des centaines de volontaires des brigades internationales ont été sommai- rement exécutés sur ordre du conseiller politique, membre du Parti communiste français, André Marty, surnommé le boucher d’Albacete.
La guerre d’Espagne fut le cadre historique qui forgea la légende de Norman Béthune. Sur les instances d’un représentant de l’organisme canadien, le Committee to Aid Spanish Democracy, il quitta donc son poste de directeur de l’hôpital du Sacré Cœur de Montréal pour Madrid, qui est alors à ses yeux, “le centre de gravité du monde”.
Au sein des Brigades internationales, auxquelles se joignirent 40 000 volontaires accourus du monde entier pour sauver la démocratie, mais que la Grande-Bretagne, le Canada et d’autres États capitalistes jugent clandestins, voire terroristes, le docteur Béthune, sujet de Sa Majesté, attaque l’Empire britannique pour mieux en démasquer l’hypocrisie. Il affirme : “Pour des raisons strictement économiques, l’Angleterre souhaite une Espagne faible et ruinée. Le gouvernement capitaliste de Londres et ses diplomates, Anthony Eden à leur tête, sont pronazis… Les véritables causes de la guerre civile espagnole, et celles qui déclencheront fort probablement la prochaine guerre mondiale, se trouvent dans une rivalité économique impérialiste.” Conscient qu’à côté des communistes et des anarchistes, des catholiques simples républicains, résistent également aux troupes de Franco, Béthune déclarera : “Les gens ont tort de croire qu’on ne peut être à la fois antifasciste et catholique.” Il ne faut pas oublier que Franco, qui devant l’opinion internationale, a intérêt, avec l’appui de la majorité des évêques espagnols, à assimiler tous ses adversaires à des massacreurs de prêtres, veut renverser une coalition gouver- nementale démocratiquement élue ! Pour cela, il n´hésitera pas sur les moyens et les génocides, comme en témoignera Béthune, en 1937, après avoir participé à la “Caravane de la Mort, de Almeria a Malaga…”
Son expérience de brancardier pendant la Première Guerre mondiale lui avait bien appris que bon nombre de décès étaient dus aux pertes de sang, subis par les blessés entre le front et l’hôpital de base. Arrivé à Madrid, il met donc sur pied une banque de sang près du front, une première mondiale, finance et organise une unité mobile de transfusion sanguine, qui servira plus tard de modèle aux fameuses unités MASH (Mobile Army Surgical Hospital). Ce faisant, il invente la plupart de ses appareils, apporte des innovations dans le transport et l’entreposage du sang, contribuant encore une fois à la progression de la médecine et à sauver de nombreuses vies humaines.
En février 1937, Norman Béthune part avec les membres de son équipe, Hazen Sise, Thomas Worsley et Henning Sorensen pour Malaga qui tombe avant son arrivée. Sur la route qui mène de Malaga à Almeria, il découvre l’horreur de la guerre de cette Espagne lui laissera à tout jamais « une cicatrice au coeur. Et la douleur ne me quittera jamais, me rappelant des choses que j’ai vues « .
En Avril 1937, il quitta l’Espagne. Officiellement, sa lettre de démission stipule que les unités mobiles de transfusion sanguine étant parfaitement organisées, il pense que sa présence n’est plus nécessaire… ce qui parait invraisemblable en pleine guerre civile. En fait, les archives soviétiques montrent que ni ses collègues canadiens, ni les autorités espagnoles communistes souhaitaient le maintien de Norman Béthune. Lorsqu’en Mai 1937, il essaya de retourner en Espagne pour ouvrir un orphelinat, il fut stoppé net dans ses démarches. Outre sa conduite jugée immorale, selon ces mêmes archives, on le soupçonne d’être un espion du fait de sa relation avec une suédoise, suspectée d’être une troskyste par les très craints services secrets espagnols qui assassinaient alors « tous ceux qui n’étaient pas dans la ligne du parti ».
Beaucoup de ses compagnons dont certains devinrent ses biographes lui reprochèrent ce qu’ils trouvèrent, dans le même temps et le même lieu, admirable chez d’autres « volontaires », comme Ernest Hemingway : son caractère emporté, ses saouleries, ses impatiences, sa mésentente avec tous ceux qui ne cadraient pas avec ses façons d’agir. Certains rédigèrent un rapport, comme Ted Allan qui « quelquefois l’adore et quelquefois le déteste », demandant à ce qu’il soit relevé de ses fonctions. Les héros, lorsqu’ils ne sont pas « artistes » se doivent d’être vertueux. Trop d’impétuosité et de charisme cadrent mal avec la bureaucratie. Persona non grata au Canada pour cause de communisme et jugé indésirable sur le territoire espagnol pour possible trahison et conduite immorale, il part en Chine où une autre guerre l’attend. Terrible. Meurtrière. Mais aussi, entretenue et téléguidée : la guerre sino-japonaise.
De nouveau, le front, de nouveau des morts et des blessés et de nouveau des unités mobiles de transfusion sanguine. Mao Tsé Toung qui conduit la VIIIe armée et qui doit combattre deux ennemis, l’un intérieur en la personne et les soldats de Tchiang Kai-sheck, l’autre extérieur, l’armée japonaise, lui confie la direction de l’hôpital frontalier de « Chin-C’ha-Chi », qui n’a d’hôpital que de nom, car il n’y a rien sinon des moribonds et des blessés qui attendent d’être amputés. Norman Béthune est l’un des rares médecins qualifiés dans cette région de 13 000 000 d’habitants. Constatant que ceux qu’il forme, peuvent à leur tour en former d’autres, il se consacre à l’enseignement. Il organise des cours de base sur les premiers soins, l’hygiène et la chirurgie. Il écrit et illustre des manuels qui sont traduits, miméographiés et distribués; son but est de former des médecins diplômés en un an, du personnel infirmier en six mois. Il construit un hôpital modèle de 35 lits, destiné à l’enseignement et aux soins, l’hôpital de Sung-yen K’ou, qui sera inauguré le 15 septembre 1938. Trois semaines plus tard, les japonais le réduiront en pièces.
La bonne solution est l’unité mobile disposant d’un bloc opératoire léger. L’année suivante, celui qui s’appelle désormais Pai Ch’iu-en – Béthune en phonétique chinoise – parcourt 4500 kilomètres, opère et soigne chinois et japonais, donne son sang ou partage ses vêtements avec les blessés. Cet étrange blanc devient le héros singulier de cette armée décimée par la malaria, la malnutrition et la dysenterie, tout aussi abandonnée par les Etat Unis et l’Europe que le fut l’Espagne républicaine. « Il y a ici 175 blessés que nous avons répartis dans les maisons. C’est ce que l’on appelle ici un « hôpital« . Vous pleureriez de les voir, étendus sur les kangs de brique, avec un peu de paille seulement comme matelas. Aucun n’a de couvertures, certains n’ont même pas de drap. Il fait si froid la nuit que nous sommes contents d’avoir nos sacs de duvet pour dormir. Les blessés sont couverts de poux. Ils n’ont tous qu’un seul uniforme, qu’ils ont sur le dos et qui est sale de toute la crasse de neuf mois de guerre. Les pansements ont été lavés si souvent qu’ils tombent en lambeaux… Ils n’ont qu’un drap pour se protéger. Et ils n’ont à manger que du millet bouilli. Tous sont sous-alimentés et anémiques. La plupart meurent lentement de malnutrition et d’infection. Beaucoup sont atteints de tuberculose. »
Manipulés dans une guerre truquée où la « peur du Rouge » et son annihilation primait sur la vie des hommes… Ainsi, la neutralité déclarée des Etats-Unis leur permettait de continuer leur vente d’armes, de pétrole, d’équipements mécaniques et de ferraille au Japon, attendant que l’armée japonaise massacre jaunes et « rouges », « extirpe les communistes », en espérant que les temps changent et que suivant leurs intérêts financiers, ils puissent occuper le marché économique en lieu et place des britanniques, qui ne se battaient pas non plus encore contre le Japon, sinon aussi contre les communistes. Dans le même temps, Tchiang Kai-sheck faisait subrepticement commerce avec les japonais, menait un génocide programmé des communistes, cherchait à vaincre son ennemi juré, Mao Tsé Toung et obtenait beaucoup d’argent des Puissances Occidentales à qui il promettait ce qu’elles avaient envie d’entendre, fermant les yeux sur les massacres et les tortures de masse perpétrées par leur associe, Tchiang Kai-sheck. Pendant ce temps-là, la ronde des petits fours continue dans les chancelleries et ambassades, tel le décrit Han Suyin dans Un été sans oiseaux… : « Toute l’aide étrangère est reçue par les hôpitaux des Missions Chrétiennes. La Croix Rouge Chinoise et les hôpitaux chinois ne reçoivent rien du tout… La malaria s’aggrave dans l’armée… Les soldats meurent comme des mouches…Quelque part dans le Nord, il y a un docteur canadien, Norman Béthune… mais tout le monde détourne la conversation, car Norman Béthune est communiste, il est avec l’Armée rouge et les Missions Étrangères ne veulent pas envoyer d’approvisionnement à ce Norman Béthune qui est Rouge… »
Peu de temps après, en novembre 1939, Norman Béthune mourra d’une septicémie. Peu importe que la Chine en ait fait un héros national en 1940. Peu importe qu’il faille trente deux années de plus au Canada pour lui décerner le titre de Canadien de renommée historique nationale. Peu importe que cette double immortalité ambiguë l’ait converti à titre posthume en le premier Médecin sans frontière, dont beaucoup revendiquèrent le modèle pour donner de l’ampleur à leurs actions humanitaires, avant de créer des associations et des ONG, dont la plupart se sont convertis, aujourd’hui, en outils collaborateurs du politique et de l’économique. Et peu importe que Béthune ait été ou non communiste, buveur, noceur et de sale caractère.
Pouvait-il être vraiment dupe et endoctriné celui qui écrivit dans Blessures (Chine, 1938) : « À quoi ces ennemis de l’humanité ressemblent-ils ? Sont-ils marqués au front qu’on les reconnaisse, qu’on les condamne et qu’on les chasse, comme des criminels ? Bien au contraire. Ce sont les gens que l’ont dit respectables. On les honore. Ce sont les piliers de la société, de l’Église, de l’État. Le surplus de leur richesse, ils en font la charité. Avec les leurs, ils sont tendres et attentifs… Mais menacez leurs profits et les voilà transformés en assassins sauvages, en brutes déchaînées, bourreaux impitoyables… (…) Les guerres d’agression, les guerres coloniales, ne seraient-elles donc qu’un grand commerce? Cela semble évident. Ils font la guerre pour conquérir des marchés : ils assassinent pour s’assurer des matières premières. Ils trouvent le vol plus lucratif que le commerce, la boucherie plus simple que le troc. Sur tout, cela trône, implacablement l’immonde dieu des affaires et du sang qui s’appelle le Profit. L’argent. L’armée masque les militaristes, et les militaristes le capital et les capitalistes. Ils sont tous des frères dans le sang, compagnons dans le crime. Les blessures, ce sont ces gens-là qui les font… (…) … Les nantis n’abandonnent jamais ni l’argent ni le pouvoir à moins d’être subjugués par des forces physiques plus fortes que les leurs… «
Pouvait-il être autre que douloureusement lucide ou simplement humain, celui qui avouait : « Je suis beaucoup trop le produit de ma génération pour concevoir comme tragique ma situation – il n’y a pas eu de tragédie depuis la guerre. Je suis obligé de considérer cette situation avec un air renfrogné du moins avec un haussement d’épaules devant un monde futile, et tout à fait risible, et de m’y voir comme un personnage tout aussi risible et futile.«
Risibles et futiles comme nous le sommes aujourd’hui, spectateurs impuissants et acteurs pathétiques des fracas du monde…
© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott – 10/06/2016
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