Enfant de salaud, Sorj Chalandon

« Si tu doutes de tes pouvoirs, tu donnes du pouvoir à tes doutes, et si tu ne connais pas tes blessures, tu leurs donne ton pouvoir. Si quelqu’un me guérit et me retire mon mal, j’entends aussi qu’il me hisse au niveau de conscience que j’aurais atteint si j’avais moi-même résolu ce que ce mal devait m’apprendre. S’il me laisse dans le même état de conscience après m’avoir retiré mon mal, il me vole l’outil de ma croissance que peut être cette maladie. »
Taisha Abelar dans le Passage des sorciers

Il y a des blessures intimes qui ne cicatrisent jamais. On a beau les enfouir dans un oubli mémoriel, conscient ou non, leur dénier l’évidence de nous avoir construit et nourri en nous une faiblesse passive, voir destructrice ou au contraire, un formidable appétit de vivre, elles continuent de suppurer, sans jamais que l’on puisse se défaire de leur attrait méphitique. On y revient sans cesse, poussé par le besoin de comprendre ce qui échappe justement à notre compréhension et nous semble pour cela, inacceptable. Ces fantômes que nous avons aimés, avant peut-être de les mépriser, voire de les haïr, hantent nos cimetières intimes.

Celui que Sorj Chalandon pourchasse, encore et toujours par delà la mort, est son père, plus géniteur biologique que figure paternelle. Ce père violent, schizophrénique, hanté par une haine narcissique qui nourrit sa mythomanie pathologique. Ce père qui lui a enseigné la discipline par la terreur, l’obéissance par les coups et l’humiliation verbale, et l’acceptation par la peur, la honte et la culpabilité. Un face à face douloureux où dans Profession du père, Sorj Chalandon, passé la soixantaine, se retrouvait non sans angoisse dans ce vieillard cacochyme et braillard, qu’il avait prénommé André Choulans : « Nous nous tenions par les yeux. Nos vies, nos peaux, nos cœurs. Il venait d’avoir quatre-vingt-dix ans. J’en avais soixante et un. Son vieux fils. Nous avions les mêmes paupières tombées, la même bouche amère. Mon père sommeillait en moi. »
Et à la clef, cette réflexion amère de son grand-père : « Pendant la seconde guerre mondiale, mon fils avait été du mauvais côté. », à laquelle Sorj Chalandon, dans Enfant de Salaud, ajoute une confidence, plus lacunaire, qui le dépouille de son identité : « Ton père portait un uniforme allemand…. […]…Tu es un enfant de salaud ».

Enfant de salaud… On imagine la sidération du jeune Chalandon, alors âgé d’une dizaine d’années, puis l’effort incessant pour chasser des années durant, cette condamnation sans appel qui s’incrusta, telle une silencieuse tumeur maligne développant en lui ses métastases. Un rappel de soi douloureux et constant d’autant plus que Sorj Chalandon ne disposait que de la géniale et fantasque mythomanie paternelle pour expliquer la mutité de ces années fatidiques 1939-1945.
En 2020, six ans après le décès de son père, parti avec ses secrets, il a accès à son dossier judiciaire émanant de la cour de justice de Lille  : « Écroué le 20 décembre 1944, jugé le 18 août 1945, libéré le 13 février 1946. » Son dialogue muet, ou plutôt son monologue, une litanie de questions sans réponse durait depuis des années – « Que faisais-tu en novembre 1942, quand les Allemands sont revenus à Lyon, après l’invasion de la zone libre ? … [..]… Qu’est-ce que tu as compris d’eux ? Qu’est-ce que tu as aimé d’eux ? Qu’est-ce qui t’a poussé à les rejoindre plutôt que de les combattre ? Ou même à te terrer, comme tant d’autres, pendant que quelques braves forgeaient notre Histoire à ta place ? »

Ces questions dont son père prenait un malin plaisir à embrouiller les cartes sans jamais que son fils puisse avoir une preuve tangible de ce qu’il soupçonnait et refusait tout à la fois, cessèrent d’un coup, à la lecture des minutes de son procès, au temps de l’épuration. Il ne lui resta que le vacarme d’une question : « pourquoi es-tu devenu un traître, papa ? » Et d’une réponse lapidaire : « fils d’assassin »

Transmutant la réalité en fiction, Sorj Chalandon situe cet affrontement père-fils qui n’a jamais eu lieu, mais dont le fond est véridique, au moment du procès, en mai 1987, de Klaus Barbie, patron de la Gestapo de Lyon, soupçonné de l’arrestation et de la déportation des enfants d’Izieu, et du « dernier train vers l’Allemagne », entre autres ignobles saloperies. Au fond de la salle, le père. Un « sourire blanc », celui de Barbie, « vieux nazi sans regrets  » auquel répond celui amusé du père, « croisant les bras comme s’il goûtait un instant magique  ». Et en toile de fond, la presse goulue d’audience qui « n’avaient que le nom – Barbie, Barbie, Barbie – à la bouche  » et se foutaient comme d’une guigne des victimes.

Je l’ai imaginé avec son carnet, écrivant sur la page de droite, ses impressions sur Klaus Barbie et sur celle de gauche, les réactions et mimiques de son père. La droite, celle du journaliste couvrant ce procès pour Libération ; la gauche, pour décrypter le labyrinthe de cet homme qui lui avait donné la vie, sans l’amour du père. Et le procès, comme un fil d’Ariane entre ces deux hommes à la fois si dissemblables et si proches. La même froideur glaçante. La même indifférence méprisante envers tout ce qui n’est pas eux. Le même besoin de reconnaissance et de casser leur anonymat. La même sauvagerie. L’une étriquée, parce que sans moyens et l’autre parce que la guerre lui avait permis d’exprimer sa noirceur jusqu’au paroxysme de l’insanité. Et pour musique commune le mensonge. Le premier parce qu’il « est un ganais ! Un crétin !… […]… il est né menteur, c’est comme ça ! », le second parce que mentir signe la lâcheté des bourreaux lorsqu’ils ont à répondre de leurs actes devant la justice des hommes. Le premier s’y inventa un univers héroïque défaussé de la petitesse de la condition humaine. Quatre années d’errance qui furent pour lui « une cour de récréation. Un jeu de préau. Tu ne désertais pas, tu faisais la guerre buissonnière. » Le second prétendit s’y tailler un costard messianique et fit de la mort, son métier pour exister socialement et politiquement au nom de l’idéologie nazie et ce, jusqu’à la fin de sa vie. Et les deux d’opter pour la même défense, la fuite. Le premier, par la négation des faits qui émaillent son errance durant la guerre. Le second, par le silence et son refus d’assister à son procès.

« Tes mensonges m’avaient fait tellement de mal que la vérité ne pouvait être pire. » dit le fils au père.
Au terme du procès Barbie, vient la confrontation directe avec le père, au bord de la Saône, où ce dernier aime à se réfugier, loin du monde. Sorj Chalandon finalement restera seul sur la rive. Avec sa douleur, ses regrets et sa colère : « Oui je suis un enfant de salaud. Mais pas à cause de tes guerres en désordre (…). Non. Le salaud, c’est l’homme qui a jeté son fils comme dans la boue. Sans traces, sans repères, sans lumière, sans la moindre vérité. (…) Le salaud, c’est le père qui m’a trahi. »

Ce qui ne l’empêche pas de faire preuve néanmoins d’une généreuse magnanimité envers ce père, déserteur de lui-même : «  Mais face à toi enrageant dans ton fauteuil, soudain j’ai douté. Je m’étais cru lumineux mais c’était de l’orgueil. J’avais voulu te soustraire à la folie et j’étais en train de t’arracher à tes rêves. Je t’espérais purifié, nouveau-né à la peau et au regard d’enfant, mais j’écorchais seulement ton vieux cuir de père et tes yeux hurlaient d’effroi. J’avais tort. Je n’étais pas en train de te sauver, mais de te perdre à jamais. Je n’avais pas réussi à te ramener du royaume des fantômes au monde des vivants. J’étais en train de te torturer. Comme la police, j’étais en train de t’interroger. Comme la justice, j’étais en train de te condamner. Comme cette garce de vie, j’allais t’exécuter. »

Force lui est faite alors d’admettre qu’il s’est peut-être lui-même égaré dans sa quête obsessive de comprendre, au nom de son propre apaisement. Car pire que la vérité, pire que son déni, pire que les mensonges, la réalité qui s’enraye. Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Le mensonge lui-même a fini par devenir la vérité de cet homme à la personnalité complexe et imbuvable. Mythomane pathologique ? Est-ce bien certain qu’il ne fut que cela ? Car dans ses propos, émerge parfois une profonde désillusion du monde, une dérision vacharde empreinte de lucidité.

Parfois, les plus belles conversations sont celles que l’on n’a jamais. C’est aussi une autre manière de « changer les larmes en encre ».

 

© L’Ombre du Regard Ed., Mélanie Talcott – 27/09/2021.
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Enfant de salaud, Sorj Chalandon;
Grasset, 2021

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